Octavia Hardansson ; « how to be a Queen »

Devant l’une des fenêtres des appartements de sa Majesté la reine de Lanriel, une femme à la prestance et à la beauté royale se tenait debout, admirant la vue qui s’offrait à elle comme elle l’avait si souvent fait. Cathairfal, malgré le malheur qui s’était abattu sur elle, n’avait rien perdu de sa magnificence. Ses remparts se dressaient fièrement pour défier la nuit et les assaillants la menaçant. Mais pour le moment, tout semblait aller. Le Soleil continuait de briller, plus pour longtemps, son coucher ayant déjà débuté. Et plus ce dernier déclinait, plus l’angoisse de la reine grandissait. Pour certains hommes de cette cité qui l’avait vue grandir, cette nuit serait la dernière. Octavia craignait pour tous. Pour son mari, ses enfants, le peuple de Lanriel, ses sujets. Les temps étaient bien plus sombres et difficiles que ce que le jour laissait croire, ce dernier berçant tout le pays d’une illusion douce et bien trop trompeuse. Depuis que le Bouclier était tombé, il n’y avait pas un seul moment sans qu’elle espère que ces attaques incessantes prennent miraculeusement fin. Elle rêvait que son époux, Arsenios, ouvre ses portes ivre de joie pour lui annoncer une nouvelle qu’ils attendaient tous. Elle priait la déesse sans cesse, jour et nuit, nuit et jour, silencieusement ou ouvertement. Il fallait garder espoir après tout. Prise comme exemple par bon nombre de ses sujets, si elle n’espérait plus, qui le ferait ? Le peuple n’aurait plus aucune raison de croire à sa sauvegarde si même la famille royale montrait un visage abattu. C’était son rôle, elle s’y tenait avec ferveur et grâce. Car de toutes les reines que Lanriel avait connu, Octavia était l’une des plus exemplaires d’entre elles. Ce rôle était son destin. Aussi loin qu’elle puisse s’en souvenir, elle avait toujours été fiancée à Arsenios. Sa famille, l’une des plus respectées et riches du pays, était aussi l’une des plus ambitieuses.

Son enfance fut heureuse, jamais elle n’eût à se plaindre d’une quelconque maltraitance sur sa personne. Petite fille calme, gracieuse et élégante, on la disait née pour devenir reine, destin qu’elle connaitrait de toute façon. Exemplaire. Intelligente. Elle était l’enfant chérie qui permettait à sa famille d’accéder à l’ultime honneur dont elle pouvait bénéficier. Certes, Arsenios était le second enfant du roi, mais ils avaient l’occasion de faire partie de la famille souveraine de Lanriel. Ils seraient bien trop fous de refuser. A ces souvenirs, Octavia esquissa un léger sourire, doux, calme, serein. Elle se rappelait de ses cours de danse où l’on louait ses talents, ses professeurs qui s’émerveillaient devant le calme et la maîtrise d’elle-même dont elle faisait preuve chaque jour un peu plus. Jamais, ô grand jamais, on ne prit la demoiselle pour une idiote. Traitée avec le plus grand des respects en tant que future membre de la famille royale, cette dernière le rendait bien. Pas un seul faux-pas, pas une seule parole déplacée, une attitude parfaite lorsque des invités pénétraient dans leur demeure. Pendant de nombreuses années, Octavia fut préparée à son rôle de future femme d’un prince de Lanriel. Diplomate précoce comprenant rapidement la façon dont fonctionnait un royaume, elle fut loin d’être une enfant à problème. On imaginait même qu’elle serait la mère parfaite de ses futurs enfants. A cette idée, la reine ressentit un léger pincement au cœur. Si elle avait excellé dans son rôle de souveraine jusqu’ici malgré quelques mauvaises langues, celui de mère connaissait quelques erreurs. Elle regrettait. Elle regretterait sûrement toujours, et ces mêmes regrets lui minaient le moral, occupaient toutes ses pensées ou presque. Pourtant, ils étaient le fruit d’un amour sans faille entre leur deux parents.

Arsenios et Octavia s’étaient toujours aimés et s’aimeraient toujours, il n’y avait pas de doute possible, et tous reconnaissaient la sincérité des sentiments qui unissaient le couple royal. Dès que les yeux bleus de la future reine s’étaient posés sur son promis, elle l’avait su : elle l’aimait. C’était lui. Et une joie immense l’avait envahie, une vie magnifique se dessinait devant elle. Elle serait heureuse. Oh oui, la plus heureuse même. Dès lors, elle n’avait pensé qu’à lui. Ses yeux posés sur elle, leurs regards qui se croisaient, se rencontraient de nouveau pour ne plus se quitter. Il était sa moitié, elle était la sienne. Avant de penser à elle, elle pensait à lui, n’agissant pas pour ses propres intérêts pour leur préférer ceux de son époux. Mais ne formaient-ils pas tous les deux une seule et même personne ? Le jour de leur mariage fut une véritable fête. Et Octavia se fit couronner pour devenir reine. Une reine à la beauté et à la jeunesse éclatantes. Elle était magnifique. Un rayon de soleil qui illuminait le royaume tout entier, inspirant plusieurs artistes qui n’hésitaient pas à se produire devant la cour. Jamais un autre homme ne vint occuper ses pensées, son cœur ou son lit. Seul Arsenios y régna, et y régnait encore aujourd’hui. Un amour indéfectible, indestructible, que même la mort ne pourrait défaire. Oui, la reine Octavia et le roi Arsenios s’aimaient. Un enfant ne tarda pas à occuper le ventre de cette dernière, pour leur plus grand bonheur. Mais sa grossesse ne vint en rien perturber le fonctionnement de sa vie jusqu’à ce qu’elle accouche. Très influente auprès de son époux, elle le tempérait, se montrant bien plus réaliste et calme que lui. Mais n’était-ce pas comme cela qu’ils s’aimaient ? Jamais dispute suffisamment forte ne vint faire apparaître le doute dans ses sentiments. Sa grossesse se passa à merveille. A cette époque, tout allait véritablement à merveille. Inasmir et le Bouclier du Sorcier protégeaient encore Cathairfal. Un bonheur sans tâche, une illusion douce dans laquelle elle berçait son enfant, sa fille, Izhelindë, sachant pourtant qu’au-delà du Bouclier, les choses étaient restées les mêmes. Les monstres de la nuit attaquaient encore et toujours, emportant avec eux la vie d’hommes bons et dévoués à leur cause. Octavia n’était pas stupide. Etait même très loin de l’être. Et malgré tout, malgré la paix apparente sur ses traits et le bonheur dans lequel elle pouvait vivre, ces démons venus tout droit de l’Enfer l’effrayaient.

La reine aidait son roi du mieux qu’elle le pouvait, réussissant à écarter certains individus pensant à leurs intérêts plutôt qu’à celui du peuple. Et puisque Arsenios voulait agir pour eux, pour leur protection et leur bien-être, il fallait aller dans son sens. Reine aimante et dévouée à ses sujets, Octavia n’avait jamais rien fait pouvant aller à l’encontre de ces derniers. Elle écoutait le roi et ses directives, essayant d’être la meilleure de ses conseillers, tâche pas toujours aisée, mais dans laquelle elle remplissait son rôle. Elle était aussi présente pour sa fille bien-aimée, refusant catégoriquement de la laisser grandir sans sa mère. La famille royale devait être unie, autant dans le fond que dans la forme. L’amour maternel qu’elle portait à Izhelindë était sans faille, et si parfois, sa présence pouvait manquer, elle se rattrapait à coup de douceur et d’affection loin d’être simulées. La reine fut présente pour sa fille autant qu’elle aurait pu l’être, bien qu’elle aurait préféré faire encore mieux. Mais ses responsabilités et ses devoirs l’avaient aussi appelée, parfois, à se montrer moins disponible. Sa deuxième grossesse vint faire taire les dernières mauvaises langues qui auraient pu penser que le roi et la reine ne s’aimaient pas sincèrement. Quelques mois plus tard, Lucius fit son entrée dans la famille royale. Et la reine parvint, non sans peine, à accomplir toutes ses tâches sans pourtant sembler plus absente qu’auparavant. Une fille et un garçon. Deux bonheurs qui venaient compléter celui qu’elle partageait déjà avec Arsenios. Pourtant, cette joie qu’elle ressentait restait temporisée par ce calme royal qu’elle dégageait. Méfiante, elle ne s’était jamais laissée berner sous prétexte qu’elle avait une vie dont on pouvait rêver. Elle restait jeune, magnifique, la digne femme du roi. Non, décidément, on ne prévoyait pas de nuages à l’horizon. La reine soupira, son regard fixait l’horizon, de plus en plus inquiété par l’obscurité qui tombait lentement sur Cathairfal, menaçante, effrayante.

Inasmir était parti, le sort du Bouclier avait été levé, la cité était à nouveau la proie des créatures de la nuit. Le choc avait été rude, pour elle, pour son mari, pour le peuple, pour tout le monde. De nouvelles craintes apparurent, évaporant tout autre problème qui aurait pu contrarier la reine. Et depuis, chaque jour, chaque nuit, ce fut la même chose, la même peur qui l’envahissait, qui faisait trembler son âme alors que son apparence restait de marbre, calme, gardant cette attitude princière, souriant lorsqu’elle estimait qu’elle devait le faire. Lorsque le ton devenait trop grave, presque désespéré, elle n’hésitait pas à alléger la situation, prétextant avec brillance que si l’on perdait espoir, alors se battre ne servait plus à rien. Inasmir avait réussi à les bloquer pendant un temps avant de disparaître, c’était à leur tour, maintenant, d’être aussi ingénieux que lui. Et s’ils n’avaient pas sa puissance, la capitale était peuplée de nombreux esprits brillants qui sauraient trouver une solution là où tout le monde échouait. Pour le moment seulement. A cette époque, Octavia y croyait dur comme fer. Aujourd’hui, elle se forçait, persuadée qu’il fallait bien que quelqu’un le fasse. Elle ne voulait pas que ses enfants grandissent dans la peur. Déjà que leurs disputes faisaient trembler les murs du palais… La reine prenait ceci comme un synonyme d’une inconscience qui, à cette époque, ne pouvait que leur être bénéfique. Aujourd’hui, elle doutait que son attitude fut la meilleure. La reine avait préféré les maintenir loin de tous ces malheurs qui avaient frappé leur cité. Elle avait préféré que ses deux enfants grandissent dans la joie, profitant de l’amour de leurs deux parents. Surprotégés tous les deux par des serviteurs fidèles et de confiance, elle veillait à ce que leurs oreilles princières n’entendent pas de choses trop graves tout en faisant en sorte qu’ils restent au courant de ce qu’il y avait de plus important. Les années étaient passées. Malheureusement. La situation de Cathairfal n’avait pas changé. La cité, toujours assaillies par les monstres, avait fortifié ses défenses. Les hommes se battaient la nuit. Ses enfants avaient grandi. Oui… Ils avaient grandi.

Le soleil était couché à présent. Les yeux de la reine s’étaient clos tandis qu’elle refermait ses rideaux. Elle savait que devant sa porte, son mari avait fait poster des gardes en ultime protection si la capitale tombait. Octavia s’était assise dans l’un des confortables fauteuils ornant la salle. Cette nuit encore, elle ne dormirait sûrement pas. Les choses avaient tellement changé en quelques années. Ses enfants étaient loin d’être comme elle l’aurait voulu. Bien sûr, son amour pour eux n’avait pas changé, mais cette relation qu’elle avait entretenu avec chacun pendant leur enfance avait fini par presque disparaitre, à son plus grand regret. Izhelindë, d’abord, première héritière du trône, ne se montrait pas si intéressée que cela par le devoir qu’elle devrait un jour assumer. Faisant preuve de peu de bonne volonté, la princesse semblait n’en faire qu’à sa guise, si bien qu’il fallait, dans les cas extrêmes, utiliser les ordres pour qu’elle obéisse enfin. C’était sans compter les fugues fréquentes qu’elle faisait. Au tout début, Octavia, tout de même radicalement opposée à cette attitude, avait cru bon de laisser parfois à sa fille la liberté dont elle semblait avoir besoin. Tout comme elle avait cru bon de le lui interdire tout de même, sachant qu’en lui donnant sa main, Inzhelindë, comme tout autre enfant, lui aurait finalement pris le bras. Mais plus le temps passait, plus la situation était inquiétante. L’envie naturelle d’aventures de sa fille était bien un problème majeur : comment lui éviter les dangers si elle passait son temps à essayer de s’échapper du palais, ses tentatives étant malheureusement parfois couronnées de succès ? Arsenios partageait lui aussi son inquiétude. Le couple royal s’inquiétait pour leur premier enfant, à qui il faudrait aussi trouver un futur époux digne de la princesse et de la fonction de roi. Pour résumer les choses, sa fille était l’exact opposé d’elle-même durant sa jeunesse, l’exact opposé de ce qu’elle aurait voulu. Synonyme d’échec, elle attisait aussi, pour sa plus grande honte, la jalousie d’une reine que l’on n’aurait jamais crue capable d’envie. Et pourtant… Inzhelindë était jeune et belle. Magnifique même. Sa plus belle réussite et son plus grand échec, sa fierté et sa honte. Oui, elle enviait son enfant pour les années qu’elle avait devant elle, à pouvoir profiter de ses charmes, de sa beauté. Elle allait trouver un homme à aimer, avec lequel elle partagerait ses jours. Une vie que la reine aurait voulu revivre elle aussi. Mais elle aimait bien plus sa fille qu’elle ne la jalousait. Autrement, Octavia n’aurait pas été Octavia. Peut-être était-elle involontairement plus dure avec elle.

Lucius, lui, était aussi sa fierté. La chose était simple : il lui rappelait Arsenios dans ses jeunes années. Beau, idéaliste, souvent trop même, elle comprenait totalement le succès qu’il pouvait avoir auprès de ces dames. Pourtant, il était encore un enfant. Du moins le considérait-elle comme tel. Jeune et fougueux, il avait toutes les qualités pour devenir roi. Son cœur était bon à n’en pas douter, et son attachement au peuple se lisait dans ses yeux. Toutefois, Octavia lui reprochait souvent cet idéalisme hérité de son père. Disons qu’elle ne se faisait pas d’illusions. Si Arsenios et elle formaient un couple qui se complétait bien justement parce qu’ils pouvaient atténuer certains traits de caractères de l’un comme de l’autre, il y avait peu de chances que Lucius connaisse la même chose, bien qu’elle le lui souhaitait, naturellement. Mais il fallait s’attendre à tout, et son fils n’était encore pas assez mâture pour agir selon ses envies. En tant que mère, elle ne pouvait pas soutenir toutes ses aventures. Aussi le convoquait-elle assez souvent dans les mêmes appartements où elle se trouvait actuellement. Et si elle préférait garder ce ton calme qui la caractérisait si bien, Lucius, lui, plus sanguin, finissait fréquemment par hausser le ton et partir bruyamment. Elle regrettait, bien entendu. Le temps où il se réfugiait derrière elle pour fuir un « ennemi » ou éviter une punition semblait bien loin maintenant. Et comme elle le regrettait ! Mais elle l’aimait, lui aussi. Elle ne voulait rien d’autre que son bien et agissait en conséquence. Bien sûr, passer pour une mère autoritaire ne lui plaisait pas, mais que pouvait-elle faire d’autre ? Elle désirait l’unité dans sa famille. Mais au final, ses enfants causaient bien plus de soucis à leurs deux parents qu’elle ne l’aurait voulu. Aujourd’hui… Dire que la reine n’était pas inquiète serait faux. Plus le temps passait, plus elle prenait conscience que ses belles années étaient derrière elle. Elle qui était restée si droite pendant toute sa vie doutait silencieusement, se laissait presque aller dans sa solitude. Elle craignait comme elle n’avait jamais craint. Et Arsenios le voyait malgré ses efforts, si bien qu’Octavia se surpassait pour avoir l’air toujours aussi remplie d’espoir. Mais la vérité était qu’elle n’était plus sûre de rien, et que c’était bien le temps qui, finalement, s’avérait être son pire ennemi. Elle avait peur de ne plus être aussi rayonnante qu’avant. Peur que la solution ne soit trouvée que bien trop tard pour Cathairfal. Peur qu’elle ne meure sans avoir pu vivre à nouveau des jours paisibles et heureux. Finalement, ses yeux se fermèrent pour plonger la reine dans un sommeil apparemment calme. A son réveil, le soleil se levait à peine, et la première image qu'elle vit fut le sourire fatigué de son mari.

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