Rayner Renfor - Le guerrier affûte sa lame sans relâche mais ne la sort que pour une bonne raison.

« Tu penses que c’est gros comment ?
- Quoi ?
- Un dragon ! Quoi d’autre.
- Comme une montagne. Au moins.
- Ah. Oui. »

J’ai onze ans. Je regarde ce garçon de mon âge que je n’ai jamais vu, assis sur les remparts de la forteresse comme s’il n’y avait rien de plus naturel. Je vois ses jambes battre dans le vide.

« C’est interdit d’être là. »

Il consent enfin à se retourner. Je grimace, inquiet de le voir basculer et disparaître à ma vue. Il lâche, de cet air un peu amusé que je lui connaitrai toujours :

« Ce n’est pas interdit tant qu’on ne te voit pas. »

Choqué, je ne sais plus quoi répondre. N’a-t-il pas un père pour lui enseigner l’ordre ? Le respect ? Je pense au mien, et je serre les dents. S’il me voyait ici, autre part que dans l’étude ou sur un cheval, les choses iraient très mal. Mon père n’est pas n’importe qui. N’est pas n’importe quoi. Rodion Renfor. Le chef des armées de mon peuple.

« Comment t’appelles-tu ? » Ma question est incisive. Elle ressemble à un ordre, et je crois que cela ne lui plait guère. Il hausse les épaules, et me tourne à nouveau le dos, sans me répondre. Je soupire. J’en ai peut-être envie, mais je ne vais pas me bagarrer. Père dit que c’est la mauvaise façon de gagner le respect de ses hommes. Père dit beaucoup de choses, que je dois écouter, et retenir. Pour le futur.

Je regarde ce garçon avec une pointe d’envie. J’imagine que son père, lui, le laisse n’être qu’un gamin, de temps à autres. Mon père dit qu’un chef gouverne par l’exemple. Qu’il doit avoir vécu tout ce qu’il demande à ses subalternes. Il doit être plus fort. Plus intelligent, plus juste, plus patient, en dormant moins, en mangeant moins, en vivant moins. Je crois que c’est pour ça que mon entrainement est plus dur que celui des autres enfants de dragonniers. Que je suis déjà trop calme, et que parfois je boite.

« J’ai besoin d’un partenaire pour m’entrainer au bâton, et je n’en trouve pas. Tu veux venir avec moi ? »

J’accueille la requête avec une certaine surprise, mais n’en montre rien. Cet apparent changement d’attitude me deviendra vite familier, de la part d’un drôle d’ami un peu tumultueux.

« …D’accord.
- Et pour mon nom, c’est Hagehestemynte. Je suis le fils de Zansheera Myrraë.
- C’est un nom assez compliqué pour un nabot comme toi.
- Tu t’es vu ? Et puis Rayner, c’est moche. »

Hagehestemynte Myrraë. Mon compagnon d'armes. Mon ami. Mon frère.


« Tu me donneras un nom qui te plaira, et je ferai semblant de m’en accommoder.
- Ce n’est pas comme ça que les choses se font.
- Et pourtant.
- Je n’ai pas d’idées.
- Parce que tu es un enfant.
- Je suis un homme.
- Un homme sans imagination.
- Arrête ! Arrête. Dis-moi ton nom.
- Tu ne comprends pas. Je n’ai pas de nom.
- Tout le monde a un nom.
- Je ne suis pas ‘tout le monde’.
- Tu n’es pas modeste.
- Je n’ai pas besoin de l’être. Tu finiras par comprendre, frère. Je n’ai pas besoin de nom. Je suis. Je vole. J’existe. Tu me donneras le nom qui te convient. En attendant que tu le trouves, je serai Dragon.
- C’est un peu facile.
- Il n’est pas facile d’être un dragon.
- … Je commence à comprendre.
- Tu n’as pas idée. »

J’ai dix-sept, et je suis un idiot.
Pourtant, j’ai réussi. Je l’ai dompté. Je l’ai vaincu. A moins que ce ne soit l’inverse. Ce dieu d’écailles à l’âme immense, qui commence à peine à se déverser dans la mienne. Je crois que nous avons failli mourir. Tous les deux. Il a fait si froid, que j’ai cru que la cascade et l’eau autour de nous allait geler et nous mener dans l’ombre. Il avait ses crocs dans mon épaule, et ma lame dans la gorge. Je ne sais pas combien d’heures nous avons attendu, dans cette position ridicule, épinglés l’un à l’autre dans le courant de l’eau glacée. Mais quand la nuit s’est à nouveau muée en jour, lui comme moi avons senti que quelque chose avait changé. Que nous avions changé. Son esprit a touché le mien, et nous avons pu retirer nos armes de notre chair. Notre premier combat serait notre dernier.
Nous étions. Nous sommes.


« Je me demande comment vivent ceux d’en bas.
- Comme tout le monde, j’imagine. Ils naissent, s’agitent, boivent et sa battent, troussent des filles, et finissent par crever.
- Non… Je veux dire, comment vivent-ils sans dragon ? Sans Ordre ? Je les vois de loin, et j’ai l’impression de ne voir que des insectes qui s’agitent.
- Rayner… »

Hagehestemynte m’accorde un regard condescendant que je ne comprends pas, et encoche une nouvelle flèche à son arc. Nous avons vingt-quatre ans, et commençons à peine à prendre la mesure de ce monde immense qui existe en dehors des remparts de notre ville, malgré nous.

« Rayner, tout le monde n’a pas besoin d’une hiérarchie pour vivre.
- Les voleurs et les chiens, peut-être. »

Sa flèche file. Fait mouche. Il sourit, arme de nouveau.

« Tu es bien le fils de ton père.
- Je veux juste dire que nous avons des devoirs… Des obligations. C’est à ça que servent les ordres. Les lois. Tu sais ? Celles que tu enfreins tous les quatre matins.
- J’obéis aux lois qui me semblent justes. Un dragonnier doit faire preuve de discernement, non ?
- Anarchiste de Myrraë.
- Coincé de Renfor. »

Je ne peux m’empêcher de sourire à mon tour. Il y a des choses qui ne changent pas. Je récupère mon arc, encoche une flèche, et atteins la cible. Mon tir est moins précis que celui de mon ami, néanmoins. Qui en profite pour se moquer de moi. Après deux heures supplémentaires d’entrainement, nous nous asseyons pour partager un peu d’eau.

« J’aime ton dragon, Rayner.
- Shanshee va être jalouse.
- Vraiment ? »

Il lance un regard amusé à sa dragonne, occupée à nettoyer ses griffes maculées d’une chasse toute récente. La Geule-Bleue nous ignore parfaitement, repue, appréciant visiblement ce moment de tranquillité.

« Ta dragonne est une flemmarde, Hage.
- Et le tiens une sacré carne. C’est pour ça que je l’aime bien. Il est puissant, sûr de lui, et ne répond à personne. Il ne suit personne. Il parle peu. Mais il parle bien.
- Il t’apprécie aussi. Il dit que tu es un sauvage. Et qu’il aime ça. »

Il rit. Je souris. Je sens l’esprit de mon dragon effleurer le mien avec bienveillance. Je voudrais pouvoir figer le temps. Mais bientôt mon père me fait chercher, et me reproche froidement le temps accordé à nos bavardages légers.


« Rayner. Tu ne devrais pas être ici.
- Je ne crois pas aux reproches d’un homme qui sourit. »

Une colline aveugle. Le murmure glacé des herbes hautes dans l’air sec et froid d’un matin d’automne. Hagehestemynte, seul au seuil du vent et de l’aurore. Prêt à disparaître. Une ombre dans les méandres d’une existence que notre condition de dragonnier rendra si longue. Rendra trop longue. A moins que la chair ne se fasse acier. Que l’esprit se coule en cette gangue d’une froidure mortelle comme une lame en son fourreau. Mûrir sans vieillir. Se faire d’un métal qui ne s’affadit ni ne s’oxyde. J’ai trente-deux ans. J'ai dit que Hagehestemynte souriait. Peut-être n'est-ce qu'un rictus.

« Je suis un fugitif, Rayner. L’ordre n’exile pas. Il condamne. Va-t-en.
- Je pourrais te suivre.
- Idiot. Tu n’as pas d’autre place. Et tu as vu ce qu'ils ont fait à ma Shanshee ? Tu as vu ? Tu ne veux pas ça pour ton dragon. Tu ne veux pas.
- Mon frère. »

Il se fend d’un sourire entendu. Ce silence cinglant m’accable. Je baisse un instant le regard. Seulement pour constater en le relevant que Hagehestmynte a enfourché sa monture. Son fragile et très terrestre cheval. Compagnon bien commun dont la fadeur ne fait que souligner la solitude nouvelle de mon compagnon. C'est un banni. Et en tant que tel, on l'a arraché à son dragon.
Shanshee est morte.
C'est la loi.

« Mon frère. » Me répond-il enfin. « J’ai toujours été un mauvais dragonnier. Je ne connais pas de hiérarchie. Pas de maître. Même maintenant, je ne dis pas que l’Ordre est mauvais. Je dis seulement qu’il n’est pas pour moi. Je pars, pour un pays où je n’aurai à désobéir à personne. Je ne suis qu’un zélote qui finira brigand. Et je m’en tiens pour seul responsable. Et Shanshee...» Sa voix se brise. Il change de sujet. «Quant à toi, prends bien soin de notre nation. De ton dragon. Seuls, nous nous dressons. Dignité, fortitude, éternité.
Essaie de ne pas m’oublier trop vite.»

Déjà, l’aube l’emporte. Et nous sommes seuls, mon dragon et moi. Aujourd’hui, je prends toute la mesure de ce lien unique qui nous unit. Avec lui, je ne serai jamais seul, car nous serons toujours seuls ensemble. Et je me battrai pour ça. Je retrouve la selle familière, ajuste mon épée dans mon dos.
Ce silence.

« Dragon. J’ai un nom pour toi.
- Ah vraiment ?
- Hage. Je voudrais que tu me laisses t’appeler Hage. »


« … Seigneur ?
- Je vous écoute, Maërgian. »

J’ai cinquante-et-un ans. J'ai mené mille batailles. Je regarde cette assemblée d’hommes de pouvoir, à laquelle j’appartiens désormais tout à fait. Mon père est mort il y a peu, me laissant cette place pour laquelle il m’a forgé. Il avait tout fait, tout préparé, afin que cette transition se fasse harmonieusement. Sans risques pour la nation. Maintenant, je le vois. Nous avons longtemps agi de concert, mais je le sentais se retirer progressivement, glissant volontairement dans l’ombre de sa propre descendance. J’étais l’interlocuteur privilégié de nos hommes depuis longtemps déjà, car plus calme, plus résilient. Il le savait.
Il le savait.

« Athran a parlé ?
- Oui.
- Bien.
- Vous n’allez pas vous faire entendre ?
- Ce n’est pas mon rôle. »

Peut-être suis-je trop vieux. Mais les nouvelles directions que suppose l’union d’un leader de l’Ordre et de la princesse me paraissent obscures. Dangereuses. Je connais et reconnais les motivations d’Athran. Elles sont légitimes. Mais je ne les partage pas. Nous ne sommes pas seulement un peuple. Pas seulement une caste. Nous sommes les détenteurs d’un pouvoir qui nous place non pas au-dessus, mais en dehors de la société. Nous sommes pas fait pour la cours. Nous ne sommes pas fait pour le monde. Athran sait ce que je pense, comme le reste du Conseil. En acceptant cette union, nous nous aliénons à un pouvoir faillible par sa nature même. Le pouvoir est l’affaire d’un homme. Les hommes ne sont pas toujours forts. Athran, ton fils se réclamera-t-il de notre bienveillance désintéressée ? Ou fera-t-il de son dragon le fer de lance d’une mégalomanie si facile à venir ?

Mais je ne suis pas un leader. Je suis un soldat. Peut-être suis-je dépassé. Et je ne suis pas homme à soulever une rébellion.

L’Ordre est unique. Et je soutiendrai ceux qui le méritent.

Pseudo : Quanta
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