Zehira •• The mad witch

Elle était née dans un petit village isolé, où chacun se connaissait. Elle aurait pu vivre heureuse, ou du moins relativement satisfaite, en menant une existence modeste et laborieuse. Troisième fille au sein d'une fratrie de huit enfants, elle n'aurait sans doute pas pu espérer d'amour véritable ou de soin particulier de la part de ses parents, mais ce sort n'étant que trop commun, elle s'y serait habituée. Mais Zehira n'avait rien d'une Singulière. Sa naissance même semblait avoir été marquée par une malédiction : le hasard avait voulu qu'une grave épidémie suive de près sa naissance. Sa mère en fut l'une des premières touchées, ainsi que maints autres habitants du village, dont deux de ses frères. Au sein d'un milieu obscur et borné, où la population était peu cultivée et superstitieuse, l'enfant fut soupçonnée d'avoir apporté le malheur sur ces terres. Cette croyance qui entachait sa naissance aurait pu être atténuée, et même oubliée avec le temps, si elle n'avait pas au fil du temps fait preuve de dons extraordinaires, des dons qui lui semblaient innés mais qui la dépassaient et qu'elle ne parvenait absolument pas à maîtriser, malgré ses efforts. Bientôt, la réalité fut évidente aux yeux de tous : l'enfant n'était rien d'autre qu'une Sorcière qui avait eu le malheur de naître dans un milieu où la magie était source de grandes craintes. Elle excitait la méfiance jusqu'au sein de sa propre famille. Dans cet univers où la magie était méconnue et incomprise, on lui attribua la responsabilité de chaque mauvaise fortune ou malheur qui pouvait frapper le village.
Les années passèrent et l'hostilité des Singuliers envers la fillette alla croissante. Les regards méfiants devinrent des insultes, puis basculèrent jusqu'à la violence physique. Bientôt, elle ne put plus sortir de chez elle sans risquer de recevoir des jets de pierres de la part des autres enfants du village. Oh bien sûr, elle sentait que ses dons, si elle avait su les contrôler, auraient pu lui assurer une certaine supériorité sur les autres. Mais pour en avoir fait l'expérience sous le coup de la colère, elle savait que cela ne ferait qu'aggraver la situation. Elle préférait encore attendre et endurer en silence, tentant par tous les moyens de se maîtriser, jusqu'au jour où elle serait suffisamment âgée pour pouvoir voler de ses propres ailes. Elle se persuadait que si elle persistait à se conduire de manière exemplaire, les gens verraient qu'elle était parfaitement inoffensive et la laisseraient tranquille. Bien sûr, elle se trompait lourdement.
L'année de ses quatorze ans fut marquée par de nombreuses intempéries et une invasion de nuisibles dans les champs. Les récoltes furent bien maigres et la famine menaça de s'abattre sur les villageois. Les esprits échauffés par la crainte, la misère et la faim, se montrèrent particulièrement féroces à l'égard de la sorcière, jugée responsable de cette situation désespérée. Avec la complicité de son propre père, la jeune fille fut enfermée à l'écart dans une sorte de sous-sol. Torturée, meurtrie, isolée, son esprit subit les conséquences de cette insupportable situation, et peu à peu, la folie s'insinua en elle, prenant possession de son être et la consumant. Elle y demeura près d'un an. Au fil du temps, on se préoccupa de moins en moins d'elle, jusqu'à oublier de la nourrir. Elle serait probablement morte de faim et de soif si un groupe de Rôdeurs ne s'était arrêté dans les environs et ne l'avait finalement découverte.
Elle demeura avec ses nouveaux compagnons durant quelques temps, avant qu'ils ne la conduisent chez une Sorcière expérimentée qui exerçait le métier de guérisseuse. En lui apprenant tout ce qu'elle savait, cette femme la sauva, d'une certaine manière.

***

« M'sieur, j'tiens cette auberge à Cathairfál depuis bien des années et on vous le dira, j'suis honnête homme. Alors j'vais tout vous raconter exactement comme ça s'est passé.
C'tait une soirée plutôt paisible, avec peu de clients. Quelques heures avant le couché du soleil, cette femme est arrivée et a d'mandé une chambre pour la nuit. J'suis pas sot, j'ai vite compris c'qu'elle était. J'vous l'cache pas, j'aime pas beaucoup à fréquenter les sorciers, mais vous l'comprenez, j'ai une famille à nourrir, et elle avait d'quoi payer la chambre et l'souper. J'me suis vite méfié d'elle ceci dit, tellement qu'elle était étrange : elle n'arrêtait pas d'rire comme si elle s'amusait beaucoup et j'pensais bien qu'elle avait l'esprit un peu dérangé. J'ai pas poser d'question, j'me mêle jamais des affaires d'mes clients.
J'lui ai montré sa chambre, elle a déposé ses affaires puis elle est r'descendue prendre son repas. Pendant c'temps ma femme m'a appelé parce qu'un d'nos clients avaient des douleurs d'estomac. J'étais point étonné vu tout c'qu'il avait mangé. Mais il avait la mine d'un homme riche et j'préférais point l'laisser comme ça. Comme j'avais cru comprendre qu'la sorcière était guérisseuse j'suis allé la chercher au moment où elle avait fini d'dîner. Elle a accepté d'monter à l'étage et d'le soigner. Elle est allé cherché sa sacoche, puis elle est entrée dans la chambre. J'ai pas bien vu c'qu'elle lui a fait, mais il a eut l'air d'aller mieux ensuite. Après, elle est r'montée à sa chambre et tout l'monde a fini par aller s'coucher. Ma femme et moi, comme d'habitude, nous étions les derniers à aller dormir.
J'ai l'sommeil lourd et il en faut beaucoup pour m'réveiller la nuit. Mais l'cri qu'j'ai entendu m'a glacé l'sang. J'ai pris une chandelle et j'me suis précipité vers le bruit, qui v'nait d'la chambre de l'homme élégant.
La porte était entr'ouverte. J'l'ai poussée et là j'ai vu... cette sorcière... penchée sur l'homme étendu sur son lit. Elle m'a entendu et s'est redressée, et j'ai pu voir qu'sa robe était pleine de sang... son sang à lui... j'étais si choque que j'n'ai pas pu réagir tout d'suite. C'est que quand j'l'ai vue retirer la dague qu'il avait dans la poitrine que j'ai crié pour donner l'alerte. Et là, j'me suis senti repoussé hors de la pièce, comme par un mur invisible. Une fois qu'j'ai été dehors, la porte s'est refermée sur moi. J'vous jure qu'c'est la vérité, c'est la sorcière qu'avait dû utiliser sa magie. Mes garçons se sont levés et j'ai envoyé ma femme chercher la garde pendant qu'on essayer d'enfoncer la porte. Quand on y a réussi, la fenêtre était grande ouverte et la sorcière était assise sur le rebord, l'air mauvais. Deux gardes sont montés avec ma femme pour la capturer. Mais elle a ri comme un démon en disant qu'elle serait déçue si la récompense proposée pour sa capture n'était pas comme elle l'espérait. Avant qu'on l'attrape, elle s'est laissée tomber en arrière, mais quand on s'est précipité vers la fenêtre, il y avait plus que sa cape qui était tombée. La mauvaise s'était changé en oiseau pour fuir !
Voilà tout c'que j'ai vu m'sieur, et j'suis bien près à l'jurer sur la déesse elle-même et sur tout c'qui m'est cher. »

***

« Je suis ravi de voir que ta propre situation t'amuse. » Elle était assise, face à lui, et laissait libre cours à son hilarité. Il semblait déstabilisée par sa réaction : il avait beau la connaître depuis un certain temps déjà, il éprouvait toujours quelque difficulté à s'habituer à ses réactions inappropriées. Elle ne semblait pas le moins du monde soucieuse, contrairement à lui, qui ne cessait de jeter des coups d’œil par la fenêtre afin de s'assurer que personne ne venait. Après avoir entendu ce dont elle était accusée, il avait été plus que surpris de la voir, d'autant plus que ce n'était pas à elle qu'il lui avait semblé ouvrir, mais à une vieille femme extrêmement laide. Il lui avait fallu quelques secondes pour la reconnaître, après qu'elle lui ait dévoilé son identité. Le talent de la sorcière pour le déguisement n'était plus à prouver depuis longtemps : elle ne se contentait pas uniquement de changer de vêtements, mais savait également déguiser sa voix et modifier les expressions de son visage. La vieille femme et la mendiante étaient ses deux personnages préférés, mais elle devenait parfois une jeune fille blessée, ou encore un paysan pauvre. Elle avait toujours aimé se travestir, et tirait d'autant plus parti de ce talent depuis qu'elle était massivement recherchée.
Elle cessa de rire, mais conserva un sourire radieux, comme si c'était la chose la plus drôle qu'elle ait jamais vécu. « Je trouve très amusant qu'ils croient que j'aie pu tuer quelqu'un. » Il soupira, agacé. Il la savait très intelligente, très maligne et supportait mal qu'elle prenne cela autant à la légère. « Tu riras bien moins s'ils t'attrapent. Tu sais ce que tu risques ? De plus, des rumeurs courent sur cet homme : certains disent qu'il aurait été un espion du roi... mais tu le savais déjà, n'est-ce pas ? » Il la connaissait bien, peut-être même un peu trop. Elle n'avait pu résister et était retournée à Cathairfál, déguisée. Elle prenait bien trop de risques, mais il n'avait pas le pouvoir de l'en empêcher. Elle était folle et imprévisible, mais il l'aimait bien malgré tout et savait qu'elle n'était pas coupable de ce dont on l'accusait. En apparence, elle semblait prendre cela comme un jeu, mais il aurait été bien incapable de dire ce qu'elle pouvait en penser au fond d'elle. « Tu es certaine que tu n'as vu personne ? » Cette fois, ce fut au tour de la sorcière de montrer des signes d'exaspération. Elle détestait se répéter. « Je te l'ai dit, j'étais levée et j'ai entendu du bruit. Lorsque je suis entrée dans la chambre, il était déjà trop tard. Qui qu'ait pu être le coupable, il était rapide. » Elle fourra la main sous sa cape et en sortit une dague qu'elle tint devant elle en la regardant, comme hypnotisée. « J'aimerais tout de même savoir à qui elle appartient... » En la voyant sortir l'objet, il écarquilla les yeux, l'air effaré. « Je t'en prie, ne me dis pas que c'est l'arme qui a servi à le tuer... tu l'as gardée ! Es-tu folle ? » Elle demeura impassible, puis arbora un sourire innocent. « J'ai perdu la mienne. Et je la trouvais jolie... ». Zehira n'avait rien d'un être rationnel. Elle agissait selon ses envies propres, sans se soucier le moins du monde des conséquences. Par certains côtés, elle semblait avoir la maturité émotionnelle d'une enfant, sans être pour autant une enfant de chœur : elle était capable d'une réelle cruauté envers ceux qui excitaient son animosité. Elle jouait avec tout, au point qu'il était difficile de percevoir quelles étaient réellement ses pensées et ses émotions. Et pourtant, même s'il était souvent incapable de la comprendre, il savait qu'elle aurait donné jusqu'à sa vie pour les quelques rares êtres sur cette terre pour lesquels elle éprouvait un semblant d'affection. Ce vieux forgeron en faisait partie, lui qui était prêt à risquer d'être arrêté pour l'aider un peu. Elle lui avait rendu de nombreux services par le passé et il trouvait normal de lui rendre la pareille.
« Que comptes-tu faire ? » Pour la première fois depuis le début de leur conversation, le visage de la jeune femme prit une expression plus sérieuse. « Je vais me réfugier dans la forêt pour le moment. Bon nombre de voyageurs égarés la traversent... » Elle laissa échapper un léger rire. Rencontrer de malheureuses âmes perdues était une activité qui la distrayait énormément. Sous divers déguisements, elle les aidait à retrouver leur chemin, ou les égarait encore davantage selon son humeur, mais à chaque fois le malheureux solitaire se voyait dépourvu de sa bourse. « J'aimerais pouvoir t'aider davantage, mais... » Elle l'interrompit, posant sa main sur celle du vieil homme, le sourire aux lèvres. « Je sais. Ne t'en fais pas, ils ne m'attraperont pas. Personne ne m'attrape jamais. »

|| Bienvenue :3

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