Look into lost years

Engoncée dans une épaisse cape qu'elle avait achetée à prix d'or dans la dernière communauté qu'ils avaient traversé, Fallon observait avec calme l'activité du campement qui s'installait. Elle-même avait terminé ses corvées et avait eu le temps de se préparer un thé qu'elle sirotait, réchauffant ses mains délicates contre la tasse de métal. Le froid... Fallon avait eu plus ou moins le temps de s'y faire depuis son arrivée sur le continent mais le simple fait de savoir qu'il risquait de se prolonger indéfiniment l'y rendait plus sensible. Pour autant, elle ne s'était pas précipitée dans les temples à l'instar des autres fidèles. La contrition, à son sens, ne passait pas par une piété exacerbée mais par une reconnaissance de ses propres fautes. Elle-même n'avait jamais participé aux fêtes religieuses et, si elle croyait en Eydis, sa foi s'exprimait d'une manière bien différente. Elle tenait son pouvoir de la déesse et, pour cette raison, elle avait avec la divinité un lien particulier. Dans un certain sens, Fallon rendait grâce à Eydis un peu tous les jours pour le pouvoir dont elle lui avait fait don, pour la vie qu'elle lui avait accordé et pour la liberté qu'elle chérissait au-delà de tout. Sa liberté... Si elle voulait la conserver, il fallait qu'elle évite à tout prix que les forces de la couronne ne réussissent à leur mettre la main dessus. Les aléas du voyage avec d'anciens mercenaires et hors-la-loi. Mais cette existence, elle l'avait choisie, et, malgré l'évidente aversion de Scathach pour sa personne, elle l'appréciait...

Son regard bleu voleta jusqu'à la silhouette de leur chef. Depuis qu'elle s'était aperçue de son hostilité, Fallon limitait leurs contacts au strict minimum, préférant éviter de se mettre à dos cette femme dont elle comptait tout apprendre. Plus qu'un modèle, Scathach était un investissement. Un investissement risqué certes mais l'expérience se révélait enrichissante. Jouer le rôle d'une jeune fille effacée et éthérée n'était pas une nouveauté pour Fallon et son beau visage avait su tromper son monde une fois de plus. Les gens l'avaient rapidement adoptée et elle faisait maintenant partie de la bande. Son lien... particulier avec Egon avait probablement facilité les choses mais elle n'ignorait pas que son charme naturel y était aussi pour beaucoup. Il n'y avait qu'à voir les regards humides que lui coulait le benjamin de la bande... Comment s'appelait-il déjà? Irritée par sa miévrerie évidente, Fallon soupira. Il n'allait pas tarder à se retrouver désoeuvré et elle savait ce que cela signifiait. Généralement, il se précipitait vers elle avec une expression qui n'aurait pas dépareillé chez un jeune chien mais qui donnait à la Devin l'envie de le gifler à toute volée. Si il la trouvait assise sur les marches de sa roulotte, elle ne pourrait jamais s'en débarasser...

Posant la tasse vide sur les marches de bois, Fallon se leva et traversa le campement d'un air décidé. En un sens, le poste qu'elle occupait dans cette bande ressemblait fortement à celui qu'elle avait occupé pendant des années sur un navire. Avoir des visions, prédire l'avenir du groupe, bref toutes activités qui incombaient à un devin. Et pour cela, la méthode n'avait pas changé. Pour cela, elle devait toucher les gens. Arrivant à la hauteur de Scathach, elle se fendit d'une petite révérence (encore un cérémonial qui allait avec le personnage qu'elle s'était construit au fil des années).

▬ Pardonnez-moi mais si vous n'y voyez pas d'inconvénient, il me faudrait votre main... Il y a un moment que je n'ai pas eu de visions et je préférerais vérifier que nous avons mis assez de distance entre nous et les soldats du roi.

Scathach balança les étoffes à l’autre bout de la roulotte, balayant ainsi tout ce qui encombrait le coffre de bois qui contenait ses biens à elle. Depuis qu’ils s’étaient emparés de ces carrioles de saltimbanques, l’ancienne prisonnière n’avait pas encore eu le temps de faire le tri dans la sienne. Du moins, ne l’avait pas pris. Si bien que des tas de babioles se mêlaient à divers monticules de tissus. Pour la plupart, Scathach n’avait aucune idée de ce à quoi certains objets pouvaient servir. Tout comme certains vêtements la laissaient perplexe. A l’évidence, les saltimbanques avaient quelque peu changé depuis près de dix ans. Ainsi, puisqu’elle ne savait pas ce qui lui serait utile ou non dans l’avenir, elle s’était permise de reléguer le ménage de sa nouvelle demeure à plus tard, le principal étant que ses maigres effets personnels aient trouvé une place reconnaissable. Scathach souleva le couvercle du coffre et en retira son épée. Pendant des années, elle avait rêvé d’en toucher à nouveau le pommeau sculpté, d’en tester le tranchant. Qu’Egon ait réussi à la retrouver après la confusion du coup de filet sanglant des troupes royales et à la conserver toutes ces années l’avait stupéfiée et rassurée. Elle n’aurait jamais pensé tenir à nouveau cette arme avec laquelle elle avait bâti son empire. Scathach la sortit légèrement de son fourreau pour en admirer la lame avant de l’y remettre et de se relever.

Elle descendit les quelques marches de la roulotte tandis qu’un vent frais lui cinglait le visage. La nuit n’était pas encore tombée mais ce serait bientôt le cas et le campement semblait définitivement installé pour la soirée. Scathach avisa le feu qui brûlait un peu plus loin et s’y rendit avec un certain contentement. Où se trouvaient ses compagnons était là leur affaire, Scathach avait envie de profiter de ce petit moment de solitude à venir pour méditer. Oh, elle avait eu le temps de réfléchir toutes ces années à être enfermée, mais il n’était désormais plus question de ruminer contre sa situation, ses compagnons d’infortune ou la difficulté de la vie dans le camp de prisonniers. Non, maintenant qu’elle était à l’air libre, aussi glacial qu’il faut, elle se tournait uniquement vers l’avenir, vers ses rêves prématurément mis en berne et sa destinée. Le désir de vengeance était toujours présent, bien sûr, et cela constituait la première étape du plan qu’elle comptait mettre en place. Car elle n’aurait jamais l’esprit tranquille tant que le traître marchait toujours librement, et en vie. Certains lui avaient dit qu’avec le temps, il serait probablement mort, tué au combat pour les beaux yeux du Roi, terrassé par une quelconque maladie, etc. C’était une possibilité, oui, mais Scathach serait très déçue si son traître avait décidé de passer l’arme à gauche avant qu’elle ne parvienne jusqu’à lui. Mais l’ancienne criminelle était optimiste sur le sujet, les traîtres étaient suffisamment retors pour rester en vie jusqu’à leurs plus vieux jours.

Assise sur un arbre couché à quelques pas du feu, Scathach tira l’épée de son fourreau et, pour mieux affuter son esprit, se mit au devoir d’aiguiser sa lame. Elle ne doutait pas d’en avoir besoin bien assez tôt même si, pour le coup, elle n’était plus très sûre de savoir s’en servir avec la maîtrise qu’elle possédait il y a si longtemps. Etait-ce quelque chose que l’on perdait à défaut d’une pratique régulière ou bien ses mouvements seraient-ils aussi fluides que dans sa jeunesse ? C’était une question qui la taraudait franchement et, depuis leurs évasions, elle n’avait toujours pas cherché l’occasion de s’entraîner quand certains de ses compagnons ne faisaient que ça, aussi bien pour passer le temps que pour retrouver leurs sensations. Scathach craignait de n’être plus à la hauteur et c’était probablement la pire des pensées qu’elle pouvait avoir en cet instant. Aussi, quand une silhouette parvint dans son champ de vision, elle fut soulagée de pouvoir balayer cette sombre pensée. Mais quand elle tourna le regard vers celle qui s’approchait, sa mine s’assombrit. La devin. Sans vraiment la connaître, Scathach ne l’aimait pas. La jeune femme était peut-être celle qui avait permis leur libération, mais la Chienne de Talma éprouvait méfiance et jalousie envers cette fille trop jeune et trop jolie. Elle ne savait toujours pas comment Egon et elle s’étaient connus mais peut-être valait-il mieux qu’elle s’en fiche car elle n’avait rien demandé depuis qu’ils avaient été réunis. Scathach la regarda s’approcher et exécuter une révérence qui l’aurait ravie dix ans plus tôt quand elle ne fit que la dégoûter cette soirée-là. Elle détourna le regard pour se concentrer sur les flammes quand la devin prit la parole. Scathach détestait regarder ce visage de porcelaine quand le sien n’était plus qu’os saillants, saletés incrustées dans sa peau mangée par l’hygiène déplorable du camp et rides attestant de son âge désormais avancé.

« Très bien. Mais faites vite, je n’ai pas que ça à faire. »

Scathach lui tendit sa main glacée avec rudesse, paume tournée vers le ciel, comme on le faisait avec les diseuses de bonne aventure dans les masures pourrissantes de Talma ou sous les tentes embrumées par l’encens dans le désert. Le Spectre des Sables n’avait jamais dépendu de quiconque pour connaître son futur et certainement pas de magiciennes amoureuses des cartes ou des osselets. Mais parce qu’Egon faisait confiance à cette poupée toute en blondeur et en candeur, elle se laissait toucher de la sorte. Si elle connaissait les pouvoirs des devins pour avoir entendu parler d’eux, elle se demandait néanmoins jusqu’à quel point leurs prédictions étaient réelles et immuables. Et surtout, s’ils révélaient tout ce qu’ils avaient vu ou ne disaient que ce que le client avait envie d’entendre ? Scathach fut légèrement impressionnée quand ce qui devait être la vision submergea la jeune fille à son côté. Au moins, avec ses yeux qui changeaient de teinte, elle était au moins sincère sur sa nature véritable.

« Alors ? Est-ce que les fleurs écloront demain ? »