Elanore | terminée

Le tambour roula, et la rumeur monta dans la foule, comme un geyser qui fait sentir son arrivée. Que tremble la terre, et que l’infime explose. Les cris de quelques femmes au fond couvrirent partiellement les conversations, et l’agitation enfla, jusqu’à agiter toute la place.
Qu’avait fait cet homme ? Elle l’ignorait. Les rumeurs qui couraient dans les rues, se glissant jusque dans le secret des alcôves, avaient tant et si bien déformé les choses qu’elle l’avait entendu menteur, assassin, voleur du roi, mage noir et bien plus encore. Pourtant, la corde au cou, il avait l’air d’un pauvre homme comme les autres, aussi sale et commun que tous ceux de l’assemblée.

Elanore détourna le regard. Perchée sur un muret, l’adolescente aux cheveux hirsutes se dressa sur la pointe des pieds, comme cherchant à toucher le sol, puis sauta souplement à terre.
Elle avait l’habitude de la mort, qui partageait le quotidien de tous en Lanriel. Familière et pourtant vaguement dérangeante, elle savait que viendrait un jour son heure, comme celle de milliers d’autres auparavant. Enfants trop faibles, parents trop vieux, voleurs indiscrets et malades de tous âges passaient chacun leur tour dans les bras d’Eydis.

La mort n’était pas pour elle. Bien que petite pour son âge, Elanore avait de la vivacité, et sous la crasse des Indigents, ses yeux brillaient. Elle rêvait de monde lointains, d’histoires héroïques, comme les conteurs savaient les dérouler devant une assemblée bienveillante contre un quignon de pain, où de lointains mages vainquaient la rage et le chaos de l’extérieur.
Bien sûr, elle n’était pas princesse, ni même Inquisitrice. Elle n’aurait d’ailleurs jamais pensé prétendre au titre, tant ces personnages énigmatiques lui inspiraient de la défiance. La petite n’était que l’un des trop nombreux enfants d’une lavandière et d’un ouvrier charpentier. Elle se sentait pourtant unique, imaginant des ailes lui pousser quand elle se glissait dans l’entrebâillement des portes cochères de la Cité des rois.
Non, ses rêves étaient d’une toute autre nature. Elanore s’imaginait parcourant la terre, et se voyait dans cent ans encore, jeune et fière du travail accompli, maîtresse d’elle-même et ne devant rien à personne. Elle aurait sa propre maison, un travail respectable, et quand on parlerait d’elle, ce serait pour évoquer son ascension sociale. Elle épouserait un riche marchand, mais il ne serait pas gras comme ceux qu’elle apercevait sur le marché. Et sa barbe serait autrement plus douce que celle de Daomir, le vieil apothicaire qui se prétendait guérisseur.

L’adolescente pénétra dans l’échoppe mal éclairée.
Autour d’elle, de vieux parchemins usés s’empilaient les uns sur les autres sur des tables branlantes, et des produits tous plus dégoûtants les uns que les autres cahotaient sur des étagères fendues. Baissant la tête, Elanore chercha son maître du regard.

Le guérisseur était aussi crasseux et puant que les autres, mais quelque chose dans son ton bourru inspirait la confiance. Elanore le méprisait, cette vieille andouille, dans ses mauvais jours. Sur la pancarte usée et maintenant illisible qui bringuebalait au-dessus de la porte, on pouvait lire « Draomir Darren, Guérisseur ».
Un bien impérieux titre de noblesse pour un vieil homme dont les yeux usés restreignaient à présent les dons de guérison. Malgré ce qu’il prétendait, la jeune fille était à peu près sûre qu’il ne savait pas lire, même s’il la surprenait encore parfois. Avec tout l’orgueil et l’arrogance de la jeunesse, elle le trouvait décati, et indigne de sa réputation.
Et néanmoins, quand il s’endormait sur un cataplasme, et que sa barbe se mettait à onduler au rythme des ronflements, elle l’étreignait avec affection. Si désagréable qu’il puisse se monter, Draomir avait un bon fond, et elle aimait ses reproches teintés de menaces, cachant parfois la fierté qu’il éprouvait pour son travail. Il était honnête, droit, et elle ne pouvait en dire autant de tous les hommes qu’elle connaissait.

Leur rencontre avait eu lieu au moins quatre ans auparavant, sur le marché d’Unigol. Elle errait, enfant alors, enfant encore, laissant négligemment ses mains tomber dans les sacs de grains pour en voler la semence. Elanore était un début de voleuse douée, ce dont elle s’enorgueillait avec bien peu de discrétion, encourant les foudres de ses géniteurs qui, s’ils étaient pauvres, étaient honnêtes.
Et puis l’œil acéré de vieux filou, comme elle le disait, du guérisseur l’avait surprise.

Il l’avait tirée par le bras, se mettant à crier. Elle s’était débattue, et avait couru comme jamais, butant dans sa hâte contre tous les marchands et badauds de la place. Un homme l’avait coincée dans une ruelle, le temps que Draomir, l’œil furieux et le souffle coupé, ne vienne lui faire sa tirade.

– J’espère pour toi que tes parents ont d’autres enfants. Sais-tu ce que l’on fait aux voleurs ici, petite pouilleuse ? On leur coupe la main.
– Je n’ai rien fait, avait-elle défié, le teint rouge et le menton en avant.
– Et menteuse, avec ça ! Vous entendez ?

Elle l’avait regardé avec de la haine dans les yeux, pendant qu’il prenait à témoins les passants navrés. Heureusement pour Elanore, ils étaient peu nombreux attirés par la scène, sans quoi elle aurait sans doute été victime d’un sort autrement plus triste. Alors que le guérisseur se répandait en malédictions et en accusations sur les parents irresponsables qui n’inculquaient rien à leurs enfants et sur ces gosses des rues qui ne savaient que chaparder, elle releva la tête.

– Je ne suis pas une orpheline stupide, vieux grigou ! Je sais compter. Et je sais que ton travail vaut bien moins que ce que tu n'en demandes !

Il s’était moqué, mais une lueur s’était allumée dans son regard.
La réaction des parents de la petite avait été autrement plus désolante. Déception, résignation, humiliation. Un bien triste trio dans les yeux de son père. Elle avait beau les prendre de haut, rêvant de bien plus qu’ils n’auraient jamais, la petite fille en elle détournait les yeux devant tant de honte.
Ils avaient élevé leurs quatre enfants restant avec détermination, posant pierre après pierre. Si aucun d’entre eux ne savaient lire ni écrire, ils savaient compter – savoir précieux entre tous – et calculer, préparer une carcasse et raccommoder des chausses usées par le temps.

Ils parvinrent à un accord, décidé sans trop de concertation par l’apothicaire. Elle travaillerait pour lui pendant un an et un jour, jusqu’à ce que sa dette soit épongée pour le larcin dont il avait été la victime.

Une nouvelle existence avait commencé alors. Chez Draomir, la nourriture était meilleure, et elle avait bien grandi, poussant jusqu’à prendre des formes moins juvéniles. Le vieil homme l’avait d’abord chargée de l’aider dans ses préparations, de courir dans toute la ville pour y réclamer les paiements … et un beau jour avaient commencé les discours interminables sur l’art de la guérison.
Il était épris des remèdes traditionnels, et les idées farfelues de sa pupille ne lui plaisaient que rarement. Pourtant, elle progressait, et si elle n’avait aucun don particulier pour l’art de la guérison, toute à son impatience, il fallait bien avouer que sa mémoire d’enfant et son inventivité étaient plus qu’utiles.

Ainsi, Elanore grandit.

Elle connaissait maintenant par cœur les dédales de la citadelle. Les cours pavées et les maisons cachées ne lui dissimulaient plus rien, et elle se vantait dans sa sempiternelle et arrogante fierté de mieux connaître la ville que quiconque en ses murs.
Seule la cour la laissait indifférente, un monde si différent du sien. Le roi, ses hommes et sa justice étaient une réalité, mais ils ignoraient le petit monde d’en bas et ses richesses enfouies. Elle aimait Cathairfàl, sentant s’éveiller ses sens au rythme des arrivées d’épices, se sentant plus libre que jamais sous les toits, et observant à l’infini l’horizon qui s’embrasait. Elanore vivait au son des battements de cœur de la cité.

Et pourtant, les terres infinies derrière les murailles l’appelaient la nuit. Guetteuse de jour, voyageuse la nuit, l’apprentie guérisseuse rêvait d’un jour passer l’imposante défense de la cité et de fouler de ses pieds les herbes de l’Orient prometteur.
L’enfant qui n’était plus se révélait adulte, rêvant de délices autres que les pattes graisseuses d’un commis boulanger cherchant son décolleté.

Un jour, elle partirait. Elle se joindrait à une compagnie, elle accomplirait des choses, même si elles étaient des plus infimes. Elle rencontrerait des Dessinateurs, elle verrait la magie s’accomplir, et elle saurait enfin pourquoi le soleil se levait derrière les montagnes alors que là-bas, si loin, les conteurs parlaient de la mer.

Pseudo : Elanore, ou Lane
Âge : 20 ans
Sexe : Uniquement le week-end, yen a qui bossent.
Comment avez vous découvert le forum? Par Bazzart et PRD.
Ce que vous aimeriez dire pour conclure : Bonjour :)