Eoghàn Ò'Domnhaill ; it's time to grow up

Votre besace

Bien qu'apparemment irresponsable, Eoghàn prépare toujours sa besace avec le plus grand soin et n'oublie jamais un seul de ses effets. En tant que dragonnier, il se doit d'emporter avec lui le minimum vital, c'est pourquoi l'on trouvera dans ses bagages des quantités non négligeables de nourriture et de boisson ainsi qu'une grosse cape de fourrure, grise et noire, qu'il jette sur son dos pour les longs voyages et les vols dans les contrées les plus glaciales. Le jeune homme garde aussi une carte du ciel, la version la plus récente qui soit, car s'il est vrai qu'il connaît le ciel comme sa poche, on n'est jamais à l'abri d'un accident, d'une attaque ou d'une surprise. La terre est dangereuse, des créatures maléfiques rôdent dans certains bois ou se cachent habilement dans tous les recoins possibles et imaginables, mais le ciel l'est sûrement encore plus. La vitesse d'un vol à dos de dragon, la menace du temps qui change en un claquement de doigts, les autres espèces qui surgissent à l'improviste … Il en sait quelque chose pour s'être fait avoir un nombre incalculable de fois. Cependant, face à des ennemis plus vulnérables que la météo, un bon dragonnier doit être doté de bonnes armes. Eoghàn voue un culte à son épée à une main, sertie de pierres précieuses couleur émeraude ; à dire vrai, il ne se souvient plus de la façon dont il l'a obtenue, il sait simplement qu'elle est d'une valeur inestimable : ce fut et c'est encore sa plus fidèle alliée. Seulement, bien qu'elle soit d'une souplesse et d'une beauté inégalable à ses yeux, elle demeure peu pratique en cas de combat rapproché. C'est la raison pour laquelle il glisse toujours un poignard dans son sac, au cas où. Celui-ci n'a rien de bien extraordinaire, il fait pale figure à côté de sa grande sœur, mais, en plus d'être très efficace contre les adversaires les plus coriaces, il lui permet de survivre lorsqu'il est plongé en pleine nature : rien de plus efficace pour tuer un animal quand on ne sait pas manier l'arc, mais qu'on lance plutôt correctement. Le dragonnier pourrait emporter toute sa maison sur son dos, mais tâche de se limiter au strict nécessaire.

L'interrogatoire d'Inasmir

▬ Je ne vous apprends rien en vous disant que Lanriel possède un roi, mais ce que j'aimerais savoir c'est ce que vous pensez de lui : Le roi ? J'y prête le moins d'attention possible. Je n'ai qu'un seul maître, moi-même, ce qui m'a déjà causé des ennuis auprès de mes pairs. Mes parents peinent à asseoir leur autorité sur moi et les dragonniers n'y parviennent pas plus, alors comment un roi, que je ne connais même pas, pourrait-il me rendre plus obéissant ? Toutefois, depuis que le futur époux de la princesse s'est révélé être Athran, je commence à m'intéresser quelque peu à Cathairfàl et me demande comment un dragonnier a pu être accepté parmi les Singuliers, qui sont des êtres sans réelle importance, dotées d'aucune spécificité. Voilà une autre raison qui me pousse à être indifférent vis-à-vis du roi : tout monarque qu'il soit, il demeure « faible » à mes yeux de par sa race.

▬ En parlant de seigneurs souverains, évoquons un peu les deux puissances divines de Lanriel Les croyances religieuses impliquent des rites, une certaine assiduité, la présence d'une foi indéfectible en une entité divine et surtout une soumission totale ; on ne peut pas dire que ce soit quelque chose qui m'attire. J'éprouve une fascination indéniable pour les figures d'Eydis et Mynkor, pour leurs actes et pour leurs pouvoirs, mais me faire disciple de l'un d'eux m'apparaît absurde. Je ne peux dénier la puissance de chacun d'entre eux et l'ascendant qu'ils ont sur la population de Lanriel, mais je me contente d'être spectateur de toute cette mascarade rituelle et de sourire intérieurement : ce n'est que du temps gaspillé pour des dieux qui, de toute façon, peuvent faire ce qu'ils veulent de nous. Je préfère compter sur moi-même et non sur de l'occulte. Dans les situations difficiles, toutes les prières du monde ne peuvent rien. Autant apprendre à compter sur soi.

▬ On a tous son petit ego et moi, Inasmir, le sorcier légendaire, n'échappe pas à ce vice. Alors répondez donc à cette question, que pensez-vous de moi? Peu importe le mal qu'Inasmir a fait et peu importe ses bonnes actions, ce qui m'intéresse, c'est sa puissance et son ambition. Un sorcier comme lui mérite toute la reconnaissance et le respect du monde, de par l'étendue de ses pouvoirs et de sa connaissance. Il semble tenir la vie de Lanriel entre ses mains et rien que pour cela, je l'admire. Toutefois, malgré ma volonté de me faire remarquer, je sais tenir ma langue dès que ce sujet est mis en avant ; on ne connaît jamais la véritable opinion des personnes qui nous entourent et il est plus prudent de se taire dans certaines situations. Très peu de mes proches savent ce que je pense du sorcier et je tiens à ce que les choses demeurent telles qu'elles sont actuellement.

▬ La chute du Bouclier aurait secoué toutes les terres mais il y a des gens que cela laisse de marbre, je serai curieux de savoir si vous êtes une de ces personnes La chute du Bouclier fut, pour le royaume, un événement désastreux. On ne peut pas dire que cela m'ait touché de près ou de loin, mais je ne peux que compatir à la frustration de ces pauvres Singuliers qui ne peuvent désormais plus sortir librement de la cité de Cathairfàl. J'ai essayé d'imaginer la façon dont je réagirais si l'on m'interdisait le vol à dos de dragons et je dois dire que ça m'a ouvert les yeux sur la situation pathétique de cette race. On leur supprime un de leurs rares plaisirs pour des raisons assez obscures. Les informations circulent mal dans la ville et les habitants n'ont pas une connaissance exacte de ce qui peuple aujourd'hui les forêts alentour. En tant que dragonnier, il m'a fallu du temps pour réaliser ce que tout ceci impliquait ; je savais d'ores et déjà ce qu'était l'exclusion, mais pas ce que ça pouvait faire de vivre dans une « prison ».

▬ Mais dites-moi mon ami(e), racontez-moi donc un peu ce qui fait de vous un être si exceptionnel... Sans hésitation aucune, ma capacité à me sortir de n'importe quelle situation grâce à ma gouaille légendaire, un vrai tchatcheur. Évidemment, ça ne marche pas à tous les coups, mais ça m'attire en général plus de sympathie que de bosses. Au premier abord, la plupart des gens me détestent : hautain, méprisant, trop sûr de lui, il mériterait une bonne claque. Certes, certes, il est vrai que je suis insupportable. Et pourtant, quand on dépasse ces préjugés, on peut se rendre compte que je ne me prends pas toujours au sérieux, que je suis capable de rire de tout — même de moi-même. Je m'en sors toujours par une pirouette, j'ai beaucoup de mal à faire ressortir les meilleurs côtés de ma personnalité, mais c'est ce qui fait mon charme, n'est-ce pas ?

▬ Tous les goûts sont dans la nature, n'est-ce pas? Alors éclairez-moi donc sur les vôtres... Sur le dos de mon dragon, je me sens libre. Voler est sûrement l'une de mes plus grandes passions, d'une part pour la sensation que ça me procure, mais surtout parce que c'est dans ces moments que je me sens moi-même. Comme si le vent effaçait ma personnalité de surface pour révéler qui je suis réellement. Mes mauvaises pensées s'échappent pour ne laisser qu'un sentiment de bien-être et de plénitude. Il me suffirait de mon dragon pour être heureux. De mon dragon et de reconnaissance. Ce dernier point est pourtant incompatible avec mon amour pour les blagues douteuses et les farces en tout genre qui m'ont plusieurs fois coûté ma liberté de voler ou tout simplement de vagabonder dans la montagne. Toute forme d'autorité m'horripile : je ne veux rendre de compte à personne et je ne supporte pas qu'on me parle comme si j'étais un gamin de 8 ans — même si j'ai effectivement l'air d'en être un. Les adultes se sentent obligés de nous faire des leçons de morale, ils tentent de nous dresser comme de vulgaires animaux sans penser que cela pourrait produire l'effet inverse.

▬ Tout le monde veut quelque chose, il suffit de découvrir ce que VOUS vous désirez. S'il y a bien une chose que je souhaite, c'est prouver au monde que je suis capable de m'en sortir seul et surtout que, malgré mon comportement enfantin, je suis doté d'une force de caractère sans égale et d'une volonté de fer. Je ne veux pas devenir le plus grand dragonnier, le plus puissant. Je veux être un dragonnier respecté et un officier supérieur de première classe. J'entre bientôt dans ma 19ème année. Il est temps pour moi de faire mes preuves.

▬ Et les autres dans tout ça. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, je ne suis pas du genre à me servir des autres pour arriver à mes fins. J'aime amuser la galerie, être au centre de l'attention, mais je demeure quelqu'un de loyal et de présent pour les personnes qui me sont chères. Je suis lucide : on ne se construit pas seul. De plus, je souhaite me prouver à moi-même que je peux m'en sortir seul ; raison de plus pour considérer les autres — ceux qui le méritent — avec un minimum de respect. Malgré ma désobéissance et mon envie de rébellion, malgré les piques que je lance à certaines adultes, malgré ma réticence à reconnaître la supériorité des dragonniers plus âgés, j'éprouve bien souvent pour ces mêmes personnes une admiration sans faille. Peut-être que cette attitude paradoxale révèle simplement un côté de ma personnalité que je m'efforce de camoufler : la jalousie est certainement l'un de mes plus vilains défauts ; alors que je ne suis qu'un gamin qui n'a rien accompli, eux se posent en légende et l'envie d'être à leur place me dévore chaque jour. Pourtant, au lieu de suivre le chemin du sérieux, au lieu de montrer mes ambitions, je continue à avoir cette étiquette de farceur.

« Mais comment a-t-on pu en arriver là? »

Chapitre I

« Votre enfant est né, monsieur ».
Leomir ne bougea pas de sa chaise, se contentant de tremper une fois de plus sa plume dans l'encre noire. Soigneusement, presque maladivement, il traça les dernières lettres et observa son travail avec un œil critique, avant de rouler le parchemin en boule et de le jeter dans un coin de la pièce faiblement éclairée. Le capitaine Ò'Domnhaill était chef d'escadrille depuis maintenant une bonne vingtaine d'années ; ses hommes le redoutaient et ses supérieurs saluaient ses compétences. Il avait la réputation d'être strict, parfois même trop dur avec les soldats, exigeant toujours plus de leur part comme si rien n'était impossible. Même sa femme ne parvenait à adoucir son caractère et depuis maintenant quelques années, elle abandonnait tout espoir de retrouver l'homme qu'elle avait épousé. Il remplissait ses devoirs conjugaux plus par obligation que par réelle envie ; « encore un qui est marié à son travail », disait-on dans la cité. Jamais devant lui. Cela faisait maintenant 9 mois qu'il attendait la naissance de son enfant. De son fils, plus précisément. Car comment cela pouvait-il être autrement ? Il lui fallait un dragonnier, un autre, qui puisse lui faire honneur et perpétuer la tradition familiale. Membres de l'armée de père en fils, occupant toutefois des postes très différents, les Ò'Domnhaill étaient dotés d'une petite fortune et d'un certain prestige. Pas question qu'une fille salisse tout ce travail ; tous les hommes avant lui avaient engendré des héritiers mâles, il ne devait pas déroger à cette règle. Posant doucement sa plume, il daigna se retourner vers la soigneuse et l'analysa comme si elle n'était qu'un morceau de viande dont on cherche à connaître la qualité. Elle n'était pas jolie et des rides commençaient à apparaître au coin de ses yeux ; son tablier portait les marques rouges de l'accouchement. Apeurée, ses lèvres tremblaient légèrement et l'on pouvait lire dans son regard la crainte de décevoir Leomir.

« Votre fils est né, monsieur ».
Instinctivement, elle venait de corriger ses précédentes paroles. Elle espérait que le militaire se détendrait, éclaterait de rire, bref réagirait comme tout père normal. Au lieu de cela, il reprit sa plume dans une main et de l'autre lui fit signe de partir, comme s'il chassait une bestiole qui le dérangeait. L'encre coulait de nouveau sur le parchemin : il se devait de répandre cette nouvelle. À bientôt 40 ans, les membres de la communauté le considéraient comme un cas désespéré, incapable d'offrir à sa propre femme un enfant à élevé. Alena était certes bien plus jeune que lui, mais son désir de maternité se faisaient de plus en plus ressentir ses dernières années. Décidant que le temps était venu, Leomir ne faillit pas à son devoir et lui donna ce qu'elle désirait tant. Cela fit l'effet d'une bombe dans les rangs de l'armée, suscita quelques moqueries qui se tarirent bien vite. Soldats et femmes plaignaient le pauvre enfant. Les racontars n'effrayaient en rien un homme qui avait vu tant de choses dans sa pourtant si courte vie. La mort, la haine, la tromperie, l'hypocrisie : ses espoirs s'étaient bien vite fanés devant tant d'horreurs. Il vieillissait et le ressentait. Moins vif que les années passées, plus affaibli après une chevauchée sur son fidèle dragon, le moment était venu de passer le flambeau.

Après avoir fermé la lettre de son sceau couleur rouge sang, Leomir se leva et souffla sur la bougie. Dans l'obscurité, il se dirigea vers la porte de bois et laissa son bureau — ou plutôt sa tanière — derrière lui. Quelques marches plus tard, il atteignit la chambre et hésita un instant avant d'y pénétrer. Finalement, il fut bientôt auprès de son épouse, exténuée, en sueur et tremblante ; jamais il ne l'avait vue dans cet état et jamais il ne se serait douté que donner la vie puisse être aussi éprouvant. Ça ne le serait jamais autant qu'une guerre, bien sûr que non, mais il devait admettre que sa femme avait su faire preuve de courage. Pas un cri, pas une larme. Elle souriait simplement, soulagée d'avoir enfanté un garçon. Du bout du doigt, elle pointa le berceau non loin d'elle, vers lequel se dirigea son mari sans un mot. L'enfant semblait en bonne santé, plutôt calme — Leomir ne supportait pas les hurlements —, et son poids était raisonnable. Ce ne serait probablement pas un de ces enfants chétifs incapables de tenir seuls debout.
« Nous l'appellerons Eoghàn ». Aucune discussion n'était possible. Alena se contenta d'hocher la tête. Il ne toucha pas le bébé, lui adressa un dernier regard et se dirigea aussitôt vers la sortie. « Qu'on ne me dérange pas, j'ai quelques affaires à régler. Vous dormirez seule ce soir, vous devez vous reposer ». Sa femme savait pertinemment qu'il disait ceci par convention plus que par amour, mais elle ne releva pas. Comme une ombre, il s'effaça et elle demeura seule, avec la respiration de son fils pour seule compagnie.

Chapitre II

« Eoghàn, viens ici tout de suite ! »
La voix du vieil homme résonnait dans la maisonnée. Perché sur une des poutres qui soutenait l'habitat, l'enfant regarda son père avec des yeux malicieux, trop heureux de le voir s'énerver pour une broutille. Bien sûr, il lui avait été formellement interdit de faire ce qu'il venait de faire, sinon, quel aurait été l'intérêt ? Du haut de ses 7 ans, Eoghàn était doté de qualités physiques non négligeables : grande agilité, finesse des muscles, taille relativement haute et épaules larges pour son âge. Résultat d'heures passées à braver son père et à aller se balader dans les endroits les plus dangereux de la cité. Pour le moment, il n'était pas encore parvenu à déjouer la vigilance de son paternel pour gambader dans les montagnes. Il ne désespérait pas d'y arriver un jour ou l'autre. Regardant une dernière fois l'ancien chef d'escadrille, le jeune homme se demanda s'il deviendrait comme lui plus tard. Aigri, sec, dénué de toute émotion, odieux … Pathétique. Certainement pas. Sa mère lui avait fait don de ses plus grands atouts : sa douceur et sa gentillesse. Son père lui avait fait don de son intransigeance et de son ambition. Un cadeau empoisonné, mais il ne le savait pas encore. Plus tard, il souhaitait simplement être le meilleur dragonnier de tous les temps ; Leomir s'était contenté d'hausser les épaules et d'ajouter : « C'est pas en te comportant comme un animal dégénéré que tu y arriveras ». Il ne savait pas ce que signifiait cet adjectif, mais il se doutait fortement du sens. Depuis, il mettait un point d'honneur à lui désobéir et à le faire enrager. Même s'il perdait toujours, à la fin.

Soudain, on tira sur la jambe de son pantalon et il se sentit partir en avant, la tête la première. Au dernier moment, on l'attrapa par la cheville et il resta pendu de la sorte un certain temps avant qu'on daigne le remettre dans le bon sens. D'ordinaire, on se contentait de lui lancer toute sorte d'objets divers et variés. Cette fois-ci, son père avait décidé de frapper un grand coup. Une fois sur ses pieds, Eoghàn jeta un regard noir à son géniteur et tenta de s'échapper de son emprise. Leomir lui empoigna fermement le poignet. « Ne m'oblige pas à le casser Eoghàn ». Les paroles firent l'effet d'une douche froide et le garçon se calma instantanément. « Bien. Il est temps pour toi d'apprendre les bonnes manières. Ton éducation laisse à désirer. Et comme il semble que je ne sois pas assez sévère pour toi, je sens qu'il est temps de commencer ta préparation. Il n'est jamais trop tôt pour ça ». Le garçon savait parfaitement ce que cela signifiait. L'éducation d'un dragonnier n'était pas chose simple. Cela demandait des efforts importants, une discipline exemplaire et une assiduité certaine. Toutes les qualités qui lui faisaient défaut. Son père lui avait promis qu'il devrait subir cette horreur, une horreur pire que tous les coups de fouet qu'il avait reçus jusqu'alors. Une horreur … Qu'il pourrait transformer en véritable farce.

Chapitre III

Le trajet jusqu'à Easanna Do fut long et ennuyeux. Seul sur le dos d'un cheval, accompagné de quelques-uns de plus célèbres dragonniers de la cité, Eoghàn se demandait quelle surprise allait pouvoir lui réserver cette journée. Sa plus grande peur était de se décevoir lui-même. Arrivé en haut des cascades brûlantes, il jeta un œil en contrebas et ce qu'il y vit ne le rassura en aucun cas. Pas un, pas deux dragons, mais … Il ne pouvait les compter. Déglutissant, il se tourna pour regarder ceux qui faisaient office d'examinateurs. Ils hochèrent la tête en signe d'assentiment ; les consignes avaient été données précédemment et le jeune homme savait précisément ce qu'il devait faire. La théorie, c'est une chose ; la pratique, c'en est une autre. Lui qui avait fait le fier toutes ces années n'en menait pas large. Armé de ses mains et d'un petit poignard qui ne pourrait rien contre une bête de cette taille, il descendit pas à pas, atteignant plus vite qu'il ne l'aurait souhaité le lieu où il devrait rencontrer son destin. Au premier abord, il lui semblait que les dragons ne l'avaient pas remarqué — ça aurait bien été la première fois que quelqu'un ne le remarquait pas. Puis, lorsqu'il se concentra un peu plus, lorsqu'il tenta de voir ce qui se passait à travers la fumée des geysers, il se rendit compte que des yeux jaunes, noirs, rouges, émeraudes ou encore bleus le fixaient intensément. Il se rendit aussi compte qu'il commençait peu à peu à étouffer et que sa vue se brouillait. Il ôta sa cape et ouvrit les boutons de sa chemise, révélant de fines cicatrices sur son torse. La chaleur devenait un peu plus supportable, mais il lui fallait beaucoup de volonté pour tenir debout. Au bout de quelques minutes, alors qu'il avait pris soin de ne pas faire de geste brusque, son corps tout en entier se détendit et il distingua mieux l'environnement dans lequel il se trouvait. Un territoire désolé, rocheux, dangereux.

Ayant pris conscience de ce qu'il était sensé faire, Eoghàn se mit à marcher doucement au milieu des dragons, les observant un à un alors qu'il sentait la tension monter de façon assez effrayante. Choisir, choisir. Comment choisir ? Bien sûr, quelques bribes de « cours » se rappelaient à son bon souvenir, mais face à tant de créatures, comment était-on supposé prendre une décision ? Une blague lui vint à l'esprit mais ne le fit même pas rire. Les corps plus ou moins imposants des dragons le poussaient à réagir plus vite. « Allez Eo', c'est pas si compliqué hein ? Juste une bande de dragons affamés cracheurs de feu, rien de bien dangereux, tu as fait pire, n'est-ce pas ? Regarde celui-là là-bas, il est presque mignon ». Vagabondant pendant encore quelques minutes, tentant de s'habituer à la chaleur et aux habitants d'Easanna Do, Eoghàn eut la sensation qu'il avait échoué. Rien ne semblait se présenter à lui, aucune opportunité. Il remarqua une brèche entre deux rochers et s'y glissa, espérant se mettre à l'abri un instant, pour pouvoir réfléchir. Le temps de réflexion fut limité. Des yeux jaunes s'invitèrent dans son champ de vision, une queue hérissée de piques, des écailles grises. Face à lui, de l'autre côté de ses rochers, le dragon le plus étonnant qu'il ait jamais vu. Plutôt petit, il semblait néanmoins robuste et terriblement effrayant. Coincé ici avec lui, Eoghàn réalisa sa chance. Il fit quelques pas et le dragon rugit. L'heure du duel. C'était le bon. Le jeune homme eut le temps d'esquiver un coup de queue, mais fut bientôt mis à terre sans trop savoir comment. Un peu sonné, il se releva agilement et sortit son minuscule poignard. Le dragon le regarda un moment avec curiosité … Puis relança l'attaque. L'adolescent eut du mal à parer toutes les tentatives, mais ne s'en sortait globalement pas si mal que ça. Bilan : sûrement quelques côtes fêlées, une cheville foulée et quelques coupures ici et là, histoire d'ajouter une petite touche de rouge dans cet environnement si gris. De nouveau à terre, il se demandait comment il allait bien pouvoir dresser un dragon aussi hargneux que celui-ci avant de mourir. La hargne … Il n'en manquait pas lui non plus. Et malgré sa stupidité apparente, Eoghàn possédait quelques qualités de stratège — enfin du moins, il savait tromper son monde et les attaques par surprise, il connaissait. Regardant la créature dans les yeux, le futur dragonnier finit de déboutonner sa chemise et la retira complètement. Le dragon tenta de le croquer une énième fois ; d'un geste rapide, le jeune homme lui fourra la chemise dans la bouche et se faufila entre ses pattes, profitant de son trouble, s'agrippa comme il le put et grimpa sur le dos de l'animal. Ce dernier s'agita un instant et Eoghàn resserra sa prise souffrant en silence. C'est large, un dos de dragon …

Chapitre IV

« Non, il n'en est pas question, absolument pas question ! »
« Tu feras ce qu'on te dit, un point c'est tout. On ne discute pas les ordres qui viennent d'en-haut. Tu es irresponsable, grandis Eoghàn ! »
« Officier supérieur ? Cathairfàl ? Je suis un dragonnier père, je n'ai rien à faire chez les Singuliers ! Si Athran veut se soumettre, grand bien lui en fasse. Je n'en suis pas encore là ! »
« Tu iras. Il est temps que nos peuples s'unissent. Tu ne sais pas pour quoi nous nous sommes battus, jeune idiot. Tu ne connais même pas l'histoire de ta propre race ».
« Je ne vous ai jamais obéi. Pourquoi cela devrait-il changer, hein ? Vous comptez sortir le fouet ? Vous comptez essayer de me noyer, vous voulez me menacer ? Allez-y, je n'ai plus peur de vous. Mère n'approuvera jamais »
« Crois-tu réellement qu'elle ait son mot à dire ? Pour la dernière fois : tu iras ! »
« Non ! »
Et c'est ainsi qu'Eoghàn, âgé de 18 ans, se mit en route pour Cathairfàl ...