RÍAN ๑ je joue à me faire peur

DIX-HUIT ANS ▬ Rían était assise dans l'herbe, devant la maison de ses parents. Il ne faisait pas encore totalement nuit, mais la lune était déjà présente dans le ciel et le soleil déclinait à l'horizon. Rían aimait ce moment : le crépuscule, entre le jour et la nuit. Elle tenait dans une main une robe inachevée, qu'elle était en train de coudre pour l'offrir à sa jeune soeur Lalaith, qui allait fêter ses quatorze ans ; dans l'autre, elle tenait son aiguille à coudre qu'elle maniait à la perfection. C'était sa mère qui lui avait enseigné l'art de la couture, du tissage et de la broderie, dès son plus jeune âge. Cela détendait Rían, de ne penser à rien sauf à l'endroit où elle devait planter sa fine aiguille. Parfois, des gens passaient devant elle et la saluait. Rían répondait avec un sourire angélique, puis se repenchait sur son travail. Les minutes passèrent, le soleil avait presque disparu et l'obscurité allait bientôt tomber. Cependant, le climat était doux ce soir-là et Rían avait prévu une chandelle à ses côtés. Elle entendit la porte de sa maison s'ouvrir, puis se refermer avec un grincement à peine audible. Elle ne se retourna pas pour voir qui approchait, mais bientôt elle vit son frère aîné s'asseoir à ses côtés. Sans faire exprès, il fit tomber la chandelle et la remit droite : « Désolée, petite soeur », dit-il avec un sourire maladroit. Rían secoua la tête, signifiant qu'il n'y avait aucun mal. « Il faut que je te dise quelque chose, Rían. Père et Mère pensent qu'il faut attendre, mais je les ai entendu et je ne peux pas te cacher quoique ce soit », commença Thalion en soupirant . « Qu'est-ce qu'il y a ? », répondit Rían, qui s'arrêta de coudre, soudainement inquiétée par le ton que prenait son aîné. Thalion attrapa un caillou et le lança au loin. « Ils songent à te marier », annonça-t-il, fataliste. Rían n'eut aucune réaction : ni à l'intérieur d'elle-même, ni à l'extérieur. Il y eut un lour silence, avant que Rían ne dise avec un sourire contrit : « Avec qui ? ». « Mère est pour te laisser choisir, mais Père est beaucoup plus réaliste : il sait que tu ne trouveras personne toute seule, alors il veut choisir pour toi. Je crois qu'il aimerait que tu épouses Aranwë. Tu sais, il a deux ans de plus que moi, c'est un espion », déclara Thalion. Rían hocha la tête : « Oui, je vois qui il est ». Thalion fronça les sourcils et jeta un nouveau caillou : « Ça ne te fait rien, alors ? », dit-il. Rían haussa les épaules et reprit sa couture. « J'aime bien Aranwë, il est gentil. Et puis, il est souvent en mission, je garderai donc une certaine liberté, n'est-ce pas ? », dit-elle en riant. Thalion soupira puis se mit à rire aussi. « Tu aimes trop ta liberté, n'est-ce pas ? Tu aurais été certainement heureuse avec un dragon. Il n'y a rien de mieux pour se sentir libre qu'un vol sur dos de dragon », soupira-t-il avec un air pensif. « Fais moi voler ! », dit-elle soudain en attrapant l'avant bras de son frère, qui sursauta légèrement. « Quoi ? », fit-il, interloqué. « Fais moi voler sur Thorondor ! », répéta-t-elle avec les yeux brillants d'excitation. « Non c'est ... cela pourrait être dangereux pour toi, tu n'es pas habituée, en plus va bientôt faire nuit et tu ... », bafouilla-t-il. Rían lui fit les yeux doux. Il lâcha un énorme soupir et finit par capituler : « D'accord, d'accord ! Pas longtemps, n'est-ce pas ? ». Rían hocha vigoureusement la tête et déposa un baiser sonore sur la joue de son aîné. Thalion se redressa, imitée bientôt par sa soeur qui délaissa son travail.

Une vingtaine de minutes plus tard, Rían était assise sur le dos de Thorondor, accrochée à la taille de son frère, qui se tenait devant elle. Le dragon n'avait pas l'air ravi d'avoir un deuxième passager sur le dos, mais au moins, il connaissait Rían et avait l'habitude de sa présence. En effet, Thalion était souvent accompagné de sa soeur lorsqu'il était au repos avec son dragon, et qu'il s'occupait de celui-ci. « Père va me tuer de faire ça ! », s'exclama Thalion sans se retourner, près à ordonner à son dragon de déployer ses ailes. Rían se contenta de rire et de pincer amicalement la taille de son frère. En quelques secondes à peine, Rían sentit Thorondor s'ébranler, ouvrir ses ailes puis prendre un peu d'élan avant de se propulser dans le ciel. Au début, elle ferma les yeux et serra de plus en plus fort la taille de son frère. Puis, quand le dragon fut stabilisé haut dans le ciel, Rían rouvrit enfin les yeux et s'émerveilla comme une enfant. « Tout va bien ? », voulut s'assurer son frère en tournant légèrement la tête vers elle. Rían acquiesça. Pourtant, elle se sentait à la fois parfaitement bien et très mal. C'était une étrange sensation, à laquelle elle commençait à s'habituer. « Plus haut ! », cria-t-elle pour que son frère l'entende par dessus les souffles du vent nocturne. Au dessous d'elle, elle voyait clairement Mhian Dhiaga qui s'étendait sur des kilomètres, illuminée des bougies qui se consommaient dans les maisons. « Tu ne vas pas supporter, tu vas manquer d'air ! Tu as pensé à la pression atmosphérique ?! », hurla-t-il. « Plus haut ! », répéta-t-elle un peu plus fort. Elle ne vit pas son frère froncer les sourcils et soupirer encore, mais sentit qu'il ordonnait à son dragon de voler un peu plus haut dans le ciel étoilé. Thorondor battit des ailes, le reflet de ses écailles argentées brillant au clair de lune. Un sentiment d'absolue liberté s'empara de Rían. Même si c'était se mentir à soi-même : pour une fois, elle avait envie d'y croire, elle avait envie d'être comme ces aigles, comme le vent soufflant sur les Bairr Bàn sans fin. Bientôt, elle le savait, il faudrait redescendre sur terre - dans les deux sens du terme. Il lui faudrait épouser Aranwë et remplir ses devoirs de femme, s’enchaîner à une vie entière de monotonie. Mais elle n'y pensait pas. Elle pensait plutôt au vent qui lui soufflait dans ses cheveux blonds, à l'humidité qui lui piquait les yeux. La vitesse de vol de Thorondor faisait couler des larmes sur ses yeux sensibles. Thalion faisait attention de ne pas monter trop vite, pour que sa soeur ait le temps de s'adapter aux changements de pression. Rían regarda en bas : elle n'aurait su dire à quelle distance de la terre ils se trouvaient. Mais il lui sembla qu'ils étaient vraiment très haut.

Le vol dura une quarantaine de minutes, peut-être un peu plus, ou un peu moins. Rían n'avait eu aucune notion du temps. C'est lorsque son frère amorça enfin la descente de son dragon qu'elle ressentit les premiers effets néfastes du vol. Sa tête la tournait, lui faisait mal. Elle avait des nausées et une envie de vomir prenante. Peu lui importait, cependant. Elle n'avait cure de sa condition physique faible. Elle ne pensait qu'à ce que son frère lui avait permis d'accomplir. Un vol sur dragon ! Le seul de sa vie, surement. Elle voulait en profiter jusqu'au dernier moment. Rían s'accrochait fortement à son frère, qui sentait que sa soeur défaillait. « C'était une mauvaise idée ! », s'énerva Thalion - contre lui-même, certainement. « Non ... », souffla Rían avant de s'évanouir. Heureusement, cela coïncida avec l'atterrissage de Thorondor, qui se rangea dans l'enclos à dragons des Tàràlom. Il faisait désormais nuit noire. Thalion descendit de sa selle et attrapa sa soeur, qui reprenait peu à peu conscience. « Mauvaise idée, très mauvaise idée », continuait de marmonner Thalion en portant sa soeur dans ses bras musclés. Rían ne pesait rien dans ses bras. Il passa devant la robe inachevée de sa soeur et la chandelle, puis ouvrit la porte de leur maison. Sa mère était assise dans la pièce principale, le regard perdu dans le vide, à se balancer d'avant en arrière. Lorsqu'elle le vit, elle sursauta et se redressa immédiatement : « Par Eydis, que s'est-il passé Thalion ? », s'enquit la mère en venant poser sa main sur le front de sa fille. « Elle m'a demandé de la faire voler », répondit Thalion en baissant la tête, visiblement penaud. « Inconscients ! », s'écria la mère, effarée. Thalion crut que sa mère allait le gifler, mais elle se retint et ordonna à son fils de déposer sa soeur sur un lit en bois. « C'était merveilleux ... », murmura Rían d'une voix à peine audible. « Idiote ! », la sermonna sa mère en appuyant un linge mouillé sur le front de sa cadette. « Si ton père voyait ça ... », poursuivit la femme en s'adressant à son fils. « Voyait quoi ? », tonna une voix derrière eux. Thalion sursauta et se retourna, effaré de voir son père apparaître dans l’entrebâillement de la porte. Valandil Tàràlom était réputé pour sa dureté : il avait réussit à dompter un dragon à crête qui lui avait valut le poste de chef d'escadrille. « Père, je suis désolée, je voulais lui faire plaisir ... », s'excusa instantanément Thalion en baissant les yeux. Valandil s'approcha d'un pas lourd de sa femme et jeta un oeil inexpressif sur sa fille, qui était consciente sans vraiment l'être. Le père jeta un regard interrogatif sur sa femme, qui lui expliqua : « Rían a voulu voler sur un dragon, et Thalion a accepté. Elle est mal, mais elle s'en sortira ». « Je suis désolé, Père », répéta Thalion. Valandil lui jeta un regard courroucé, mais ne dit rien. Il déposa un baiser sur le front de sa femme et quitta la pièce pour la chambre. « Ta soeur est une idiote, et toi tu te plies à ses quatre volontés », déclara Serindë Tàràlom à son fils, qui haussa les épaules. « J'espère qu'elle sera remise pour son mariage », marmonna la mère. « Son mariage ? », répéta Thalion en regardant sa soeur endormie. « Dans un peu plus d'une semaine, avec Aranwë Dínendal, le fils d'Annael », répondit sa mère. « Oui, je le connais », fit Thalion avant de quitter la pièce, les sourcils froncés. Avant qu'il ne passe la porte, sa mère lui lança sur un ton doux : « Tu devrais également te trouver une épouse, Thalion, cela te ferait le plus grand bien ». Il ne répondit rien.

QUELQUES JOURS PLUS TARD ▬ Rían était restée dans un état comateux trois jours, avant de pouvoir enfin se remettre debout. Sa condition physique, déjà fragile, s'était retrouvée encore plus affaiblie par son aventure nocturne sur le dragon de son frère. Thalion semblait lui en vouloir de ce qu'il s'était passé, mais se comportait encore à peu près normalement avec elle. C'est lorsqu'elle fut remise sur pieds que sa mère lui annonça que les Tàràlom avaient passé un contrat avec les Dínendal : Rían était donc promise à Aranwë. Rían s'y attendait, son frère l'ayant déjà prévenu. Ainsi, elle ne dit rien, au grand bonheur de sa mère qui prit cela pour une approbation. Il n'en était rien, en réalité. Plus l'échéance du mariage arrivait, plus l'idée de se marier l'effrayait. Elle connaissait très peu Aranwë, et lui non plus ne devait pas se réjouir de ce mariage arrangé - elle l'espérait, du moins, pour diminuer sa culpabilité. Depuis sa remise sur pieds, Rían était plus solitaire, plus muette encore que d'ordinaire. Auparavant, elle s'était sentie complètement dénuée d'instinct - et parfois, cela lui avait causé du tort - mais depuis sa convalescence, elle avait des pressentiments - elle pensait donc que c'était une sorte d'instinct, comme s'il venait de s'éveiller après dix-huit années de sommeil profond. « Tu as peur, pour ton mariage ? », lui avait demandé Thalion, deux jours avant la concrétisation du pacte entre Tàràlom et Dínendal. Rían avait éludé la question par un sourire contrit, sans prononcer un seul mot. S'en était suivi un long silence, avant que Rían ne finisse par le briser de sa voix d'ange : « J'ai le sentiment que tu n'apprécies plus autant Aranwë, depuis quelques temps ». De nouveau, le silence se fit roi entre les deux Tàràlom. « Non, il sera un bon époux pour toi, ma soeur », finit par répondre Thalion en haussant les épaules, se donnant un air décontracté. Rían le dévisagea avec insistance : elle le regardait droit dans les yeux, et sans trop savoir pourquoi, elle posa sa main blanche sur l'avant-bras de son frère. « Redis-le moi », fit-elle, comme hypnotisée par le regard de son frère, qui se sentit soudain mal à l'aise. « Redis-moi qu'il sera un bon mari », répéta Rían, concentrée. Thalion dégagea son avant bras de l'étreinte douce de sa soeur et lui dit avant de s'en retourner pour partir : « Tu es étrange, parfois ». Rían resta comme pétrifiée pendant une à deux minutes, avant de ressaisir. Elle regarda sa main - celle qu'elle avait posé sur Thalion - et la tourna dans tout les sens lentement. Elle se sentait légèrement étourdie, sans comprendre pourquoi. Oui, pourquoi avait-elle fait ça ? Pourquoi s'était-elle sentie obliger de toucher Thalion ? Pourquoi le faire répéter ? C'était comme si ... son instinct - ce fameux nouvel instinct - lui disait que son frère lui mentait. Elle eut un instant de doute, avant de reprendre ses esprits. Elle n'y croyait pas : jamais son frère ne lui mentirait. Alors, elle décida d'oublier.

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Cependant, Rían ne put oublier cette sorte de nouvel instinct qui s'insinuait en elle, sans qu'elle ne contrôle rien. Parfois, lorsque les gens lui parlaient, elle ressentait le besoin de les regarder dans les yeux. Elle avait même envie de les toucher, sans savoir réellement d'où lui venait ce désir. Finalement, la mariage avec Aranwë avait été repoussé : celui-ci s'était vu confié une mission de la plus haute importance disait-on. Ainsi, il était obligé de partir pendant un certain temps - Rían ne savait pas combien au juste - et donc, la jeune femme resterait fiancée plus longtemps que prévu. Au fond, cela l'arrangeait : elle se préoccupait trop de ce qui se passait dans sa tête, pour penser à son mariage repoussé. Par contre, sa mère en était toute chamboulée : « On m'a dit que sa mission était périlleuse, que vas-tu devenir s'il ne revient jamais ?! », se lamentait à longueur de journée, épuisant ses enfants.

Trois jours après le départ d'Aranwë - qui d'ailleurs, ne lui avait pas fait d'adieux -, une nuit, Rían se réveilla en sursaut, transpirante, les mains moites. « Un cauchemar ? », marmonna Thalion, qui dormait à côté d'elle. Rían l'observa un moment, silencieuse, puis alors qu'il allait replonger dans les bras de Morphée, elle le secoua vivement et lui dit : « Thalion, il faut que j'aille à Cathairfàl ». Thalion se frotta les yeux puis se redressa sur les coudes, observant l'ombre de sa soeur dans l'obscurité de la nuit. « Que raconte-tu donc ? », répondit-il, visiblement interloqué malgré qu'il soit encore à peine éveillé. Rían le secoua de nouveau, espérant lui remettre les idées claires, mais elle ne réussit qu'à lui faire arracher un grognement. « N'y-a-t'il pas une caravane de marchands qui part bientôt de Mhian Dhiaga ? Ils se rendent à la capitale, non ? », demanda-t-elle. Elle ne savait pas vraiment d'où lui venaient ces idées-là, et s'intriguait elle-même. Son frère, lui, n'y comprenait strictement rien. « Qu'est-ce que tu me chantes là ? Rendors toi », dit-il en ramenant la couverture en peau sur lui. Rían soupira intérieurement. Quelque chose en elle la poussait vers Cathairfàl, mais pourquoi ? « S'il te plait, réveille-toi enfin ! », supplia-t-elle en tirant sur la couverture pour découvrir son frère qui poussa un nouveau grognement, un peu plus fort cette fois. Finalement, il se redressa vivement, et seul l'obscurité empêcha Rían de voir le regard mauvais qu'il lui lançait alors. « Tu me réveilles en pleine nuit pour me dire que tu dois aller à Cathairfàl ? Tu es décidément de plus en plus bizarre, petite soeur », constata-t-il en reprenant l'air doux qu'il avait toujours avec elle. « Thalion, tu dois m'aider. Il faut que les marchands m'emmènent avec eux ». Elle n'en démordrait pas, elle le savait. Thalion le comprit aussi, visiblement, car il finit par dire après un court silence : « Les marchands sont descendus à Rocrouge dans l'après-midi. Mais, pourquoi Cathairfàl ? La caravane va faire le tour de tout Lanriel avant de rejoindre la capitale, tu mettras au moins deux ans pour y arriver. Et ne parlons même pas du retour à Mhian Dhiaga ... Je ne te reverrais pas avant si longtemps ... Et Aranwë ? Il sera certainement de retour avant tout ce temps ... ». Rían haussa les épaules dans l'obscurité. « Je partirai demain rejoindre Rocrouge, tu m'aideras ? », demanda-t-elle. « C'est à plusieurs heures de marche, Rían ... Les marchands seront surement déjà partis avant que tu n'y arrives. Je les ai entendu : ils partent demain, en fin de matinée », maugréa-t-il. « Certes, mais j'irais beaucoup plus vite si tu m'emmènes sur Thorondor », sourit-elle. « Ah non ! Certainement pas, Père me tuerait, si Mère ne le fait pas avant ! », protesta-t-il. « Ils ne te feront rien, Thalion », souffla Rían calmement. « Non ! », répondit-il, sur un ton buté. Elle le supplia quelques minutes, jusqu'à ce qu'il finisse par céder. Ils discutèrent encore un peu, de quelques détails comme les affaires que Rían emporterait, ce que Thalion dirait à tout le monde, etc ... Elle ne sut lui expliquer ce qui l'attirait vers Cathairfàl, ne le sachant pas elle-même. C'était comme un déclic, comme si Eydis elle-même la guidait. Puis, ils finirent pas se rendormir, se promettant de se lever tôt pour agir en toute discrétion et ne pas rater la caravane des marchands.

TROIS ANS PLUS TARD (de nos jours) ▬ Ce que Rían avait découvert à Cathairfàl l'avait profondément bouleversée. Après près de deux ans de voyage à travers Lanriel, en compagnie des marchands itinérants, la jeune femme avait finalement trouvé d'elle-même le Temple des inquisitrices. On l'y accueillit comme une soeur, comme si toutes ces femmes sérieuses la connaissaient depuis toujours. Cela avait encore plus déroutée Rían, qui ne se sentait absolument pas capable d'assumer le poids de la vérité et de la justice. Cela dit, comme lui fit remarquer la Mère inquisitrice deux mois après son arrivée au Temple, elle n'avait pas le choix. Eydis lui avait accordé le pouvoir de discerner le mensonge de la vérité, et de soumettre les autres par un simple toucher - demandant néanmoins une grande force mentale que Rían ne possédait pas. Ce pouvoir, par ailleurs, la fascinait autant qu'il l'effrayait. Elle se promit de ne jamais l'utiliser - ou alors en cas de force majeure. Après deux ans de vie nomade, Rían avait du mal à rester enfermée dans le Temple. Malgré tout, elle décida d'y rester au moins un temps : elle voulait surtout apprendre à lire et à écrire, avant de poursuivre son chemin en Lanriel. Elle se voyait, par la suite, revenir à Mhian Dhiaga. Elle pensait souvent à sa famille, à la manière dont elle avait quitté les siens. Elle se remémorait souvent cette matinée fraîche où son frère l'emmena à Rocrouge sur son dragon, où il paya les marchands pour qu'ils acceptent d'emmener sa soeur avec eux. Rían avait également dû s'improviser cuisinière de la caravane, durant tout son périple. Elle y avait vu et entendu beaucoup de choses, et possédait donc une grande connaissance malgré son jeune âge. Elle côtoya également une devineresse avec qui elle se lia d'amitié. Cela dit, Elenna - car tel était son nom - n'avait pas désiré la suivre jusqu'à Cathairfàl et leurs chemins s'étaient donc séparés. Rían pensait également à elle, desfois. Mais au final, elle pensait plus à son frère, Thalion, qui lui manquait terriblement. Elle réfléchissait souvent à ce qu'avait pu être la réaction de ses parents en apprenant sa fuite. Et aussi, elle se demandait si Aranwë était revenu de sa mission secrète mais périlleuse, et dans ce cas, comment il avait pris le départ de sa fiancée. Rían n'avait pas été attaché à lui le moins du monde : elle était juste d'une nature qui refusait de faire de la peine à autrui. Cela dit, parfois, c'était inévitable. Comme son pèlerinage vers le Temple. Elle avait été consentante dans le fond, mais s'était sentie d'un autre côté forcé de se rendre à Cathairfàl - par cette sorte d'instinct qui ne la lâchait plus.

« Pourquoi refuser un tel don d'Eydis ? », demanda Aglaë, l'inquisitrice d'une trentaine d'années qui enseignait la lecture et l'écriture à Rían. « Je vois plutôt cela comme une malédiction », répondit Rían du tac-au-tac, de sa voix douce et fragile. Aglaë sembla réfléchir à la question durant un court instant, puis elle dit : « Non, décidément, je ne te comprends pas. Me découvrir inquisitrice m'a sorti d'un quotidien terrible, mon père est mort avant ma naissance et ma mère était lavandière et elle n'avait aucun moyen de nous sortir de la pauvreté dans laquelle nous nous enfoncions. J'aurai surement été contrainte à vendre mon corps, si Eydis ne m'avait pas guidé vers le Temple ... ». Rían secoua la tête lentement, l'air consterné. Elle connaissait la triste histoire d'Aglaë, et cela la touchait, au fond. Mais elle se sentait incomprise par ces femmes qui se disaient ses soeurs, et cela l'énervait plus que l'histoire d'un passé oublié. « Peut-être que pour toi, le don de vérité est une chance. Mais moi, j'étais bienheureuse à Mhian Dhiaga. J'avais tout ce que je désirais, à part peut-être un dragon à moi », s'exclama-t-elle en lâchant un soupir de nostalgie pour ponctuer sa phrase. Aglaë se mit à rire : « Une dragonnière, quelle idée sotte ! ». Rían se renfrogna : elle n'aimait pas vraiment que l'on se moque d'elle, même si elle disait des âneries plus grosses que sa tête. « Que t'as dit notre Mère inquisitrice, déjà ? », reprit Aglaë en lançant un regard complice à sa disciple. « Qu'il fallait que " je me trouve " pour accepter le fait d'être une inquisitrice », répondit Rían en se renfrognant un peu plus. Elle savait pertinemment quel était le but de son interlocutrice, qui d'ailleurs affichait un sourire ravi. « Bien, très bien », acquiesça-t-elle. « Il faut que je retourne à Mhian Dhiaga ! Je ne m'en suis éloignée que trop longtemps ! », s'écria soudainement Rían. « Je croyais que tu voulais d'abord savoir lire et écrire ? », fit semblant de s'étonner Aglaë. Rían balaya la remarque d'un geste de la main avant de dire : « Je suis sure que c'est ce que la Mère inquisitrice a voulu dire. Je dois retourner chez moi ». Rían se redressa - elle était auparavant en train de s'exercer à l'écriture - et s'excusa avant de quitter la pièce. Aglaë la regarda s'éloigner, avec un sourire doux.

|| Re-bienvenue

Citation :

(les femmes sont des êtres par nature trop faibles pour dompter un dragon ou pour adopter le mode de vie que ces derniers imposent à ceux qui les chevauchent)