Livia H. FitzRoy -- La vie n'est qu'un noeud de rancunes inextricables

« Cher père,
Je t'en conjure, mon père, reviens au plus vite à la cour. Depuis ton départ pour Izoldor, bien justifié par la situation de notre domaine, j'en suis consciente, j'ai la désagréable impression d'évoluer dans un monde où chacun affine ses armes pour s'emparer du pouvoir. Tous, et nos ennemis les premiers, ont remarqué que je ne jouissais plus de la même faveur auprès du roi. Cela fait déjà plusieurs semaines qu'il ne m'a plus demandée et que je n'ai pas partagé sa couche. Je ne veux pas croire qu'il retourne à la reine car il ne l'aime pas, pas autant que moi mais je crains que les rumeurs ne soient vraies et qu'il se lasse de moi. Je suis absolument certaine que d'autres conseillers cherchent à l'influencer et parlent en ma défaveur. C'est pour cela que j'ai besoin de ta présence. Sans toi, je n'ai plus de contrôle sur ce qui se dit au conseil, lors des chasses ou même à la tribune royale. Le roi a un esprit faible et si nous ne sommes pas là pour le guider, il pourrait bien se perdre à suivre les instructions des Bassey ou de je-ne-sais quelle famille encore.
Les mauvaises langues s'étaient pourtant tues à la naissance de mon fils et lors de sa légitimation ! Avec le recul, je me demande si ce n'était pas un cadeau d'adieu. Le roi a toujours été plus distant après ma grossesse ou plutôt après la naissance de son second fils, le prince Arsenios. Mais je suis sûre que Marcus est son préféré. Mon petit garçon est plein de vie et de rêves de batailles et de gloire, un vrai Hardansson même s'il n'en porte pas le nom. Même si le roi n'éprouve plus la même affection pour moi qu'auparavant, je le tiens par le biais de Marcus. J'ai eu très peur lorsqu'il a été malade il y a quelques jours, une méchante fièvre l'a cloué au lit. J'ai vraiment craint qu'il ne soit emporté dans la tombe et que je ne perde ainsi celui qui va être mon unique atout dans les intrigues de palais. Mais heureusement, Marcus est un garçon solide et le roi a fait montre d'une sollicitude touchante. En revanche, son aîné légitime, lui, est toujours aussi fragile. On pourrait croire qu'un souffle de vent, si on l'aide par quelque action bien choisie, peut l'emporter. Je n'aime pas souhaiter le malheur des gens, tu le sais mon père, mais si Eydis était de notre côté... Si Eydis pouvait agir en notre faveur, Marcus pourrait bien devenir le fils aîné du roi. Je sais qu'il n'est qu'un bâtard mais si nous obtenons assez de soutien du reste des Blasonnés, qui s'en souciera ? Nous aurions enfin ce que nous avons toujours voulu, toi et moi ! […]
Rentre vite mon père, j'ai besoin de toi.
Valeria Gaheris ».

Annales de Cathairfál : En l'An Six du Deuxième Âge, peu de temps avant que ne s'éteigne le bon roi de Lanriel, la Blasonnée Valeria Gaheris qui lui avait donné un fils est morte dans des conditions très mystérieuses de telle sorte qu'on a pu dire qu'elle avait été empoisonnée. Ce qui accrédite cette possibilité est que cette Singulière avait trempé dans de nombreuses conjurations dans le palais royal et qu'elle était connue pour cela. Après le décès bien triste du fils aîné du roi et de la reine, elle avait ainsi pu revendiquer l'héritage du trône pour son fils bâtard malgré toutes les règles sacrées de succession qui ne peuvent accepter un fils qui ne soit pas issu de la reine […].



« Nous avons échoué. Mon grand-père, Althan et Idril ont été tués. Nous nous sommes réfugiés à Tearmainn dans un temple mais les armées d'Arsenios sont en chemin pour faire de nous leurs prisonniers. Je t'en conjure, Siobhan, pour l'amour de notre fille, pour son avenir, retourne à la cour plaider notre cause et sauver notre tête. Si le roi a des réticences à te recevoir, prends tout ce que tu peux et fuyez au plus vite. Je mourrais heureux si je vous savais en sécurité, toi et Livia. Marcus ».

Livia peinait à suivre les grandes enjambées de sa mère et était obligée de trottiner pour suivre son rythme. Elle ne comprenait pas du tout ce qui pouvait bien se passer. Généralement, dans ce couloir, Mère marchait lentement pour saluer toutes ses connaissances et obtenir les hommages de ces dames qui n'avaient pas la chance d'avoir un aussi haut rang qu'elle. Mais généralement, Mère ne l'obligeait pas à se lever dès que pointaient les premières lueurs de l'aube et à arpenter ce couloir du palais à demi-désert avant que la plupart des courtisans du palais ne soient réveillés. Et les quelques personnes présentes les observaient passer avec un air de défiance qui acheva de faire comprendre à la petite fille que quelque chose de grave se produisait. Mais les instructions de Mère avaient été très claires : ne parle pas et ne pose surtout aucune question. Cela avait été les premiers mots de Siobhan FitzRoy quand elle avait secoué Livia dans son lit. « Ne pose aucune question ».
Les portes au bout de la galerie s'ouvrirent sur la salle d'audience. Livia n'y était jamais allée hors des occasions officielles comme les réceptions d'ambassadeurs. Et surtout elle n'avait jamais eu face à elle le conseil du roi complet. Les hommes étaient en uniforme, la plupart debout, devisant avec gravité. Ils se retournèrent tous sans exception vers la mère et sa fille et se turent. Leurs regards étaient peu amènes et firent trembler Livia. Que pouvait-il donc se passer pour qu'on la considère comme une véritable criminelle ? Siobhan la poussa doucement pour la forcer à s'agenouiller. Alors la petite, mal réveillée, consciente de l'humiliation sans précédent à laquelle la soumettait sa mère, se mit à sangloter doucement. Mais les hommes ne paraissaient pas se laisser attendrir par le spectacle d'une gamine qui pleurait son incompréhension et sa peur. Siobhan s'était elle-aussi mise à genoux mais lorsqu'elle s'exprima ce fut d'une voix claire et parfaitement assurée :
- Sire, sire... Nous sommes venues vous supplier de sauver la vie d'un père et d'un époux...
Livia se raidit instinctivement. Que pouvait bien raconter sa mère ? Était-ce la vie de son père qui était en danger, cet homme si magnifique qu'elle admirait avec toute la force qu'elle pouvait du haut de ses cinq ans ? Ce soldat vaillant et courageux si beau sur son destrier noir, acclamé par le peuple pour tous ces exploits ?
- Ce père et cet époux est un homme qui a trahi son roi.
Livia ignorait qui venait de parler mais le ton était dur et tranchant. Ses larmes ne s'arrêtaient pas de couler et son corps entier tremblait. Peu à peu, elle prenait conscience que son père avait accompli un acte très grave et que c'était la raison pour laquelle sa mère l'avait réveillée en pleine nuit.
- Il avait prêté hommage ! Il m'avait reconnu comme son roi !
Livia tenta de redresser la tête pour distinguer à qui appartenait cette voix furieuse mais sa vue était brouillé et elle ne distingua qu'une silhouette floue devant elle.
- Marcus a été mal entouré et mal conseillé... Tous les jours, les déçus de ton règne allaient insinuer leur poison dans son esprit. Il a cru... Il a cru en leurs paroles pleines de fiel, il a cru que le peuple était contre toi... Mais je peux t'assurer que ses regrets sont à la hauteur de sa trahison et que désormais, il n'écoutera plus que tes ordres... Je t'en supplie, sire, ne prive pas mon enfant de son père, ne fais pas injure à la mémoire de ton père, le feu roi, en souillant tles mains du sang de ton propre frère ! Nos vies seront consacrées à te servir là où tu nous le demanderas...
La voix de Siobhan se brisa et elle plaqua ses mains contre son visage comme pour dissimuler des larmes impudiques. Mais Livia, le cœur battant, les membres flageolants, brusquement consciente que se jouait le destin de son père et de sa famille, voyait bien que sa mère avait les yeux bien secs.
Un silence pesant suivit la déclaration de Siobhan FitzRoy, silence brisé par le roi lui-même qui dit d'une voix un peu hésitante, comme s'il venait de peser le pour et le contre :
- Ce n'est que parce qu'il est mon frère que je décide de sauver sa vie. Mais je ne veux plus jamais vous voir, ni lui, ni le reste de sa famille dans mon palais royal. Vous quitterez ce lieu aux première lueurs de l'aube et je ne veux plus avoir à faire avec vous.
Siobhan se releva en remerciant le roi et saisit sa fille par le bras pour l'éloigner. Et la petite Livia, en quittant la salle du conseil, se dit que c'était peut-être la dernière fois qu'elle voyait cet endroit.










Une larme solitaire coula sur la joue de Livia mais elle ne l'essuya pas, la laissant se perdre dans son cou. D'une main, elle tenait son voile noir qui menaçait de s'envoler sous les assauts furieux du vent. Son autre bras était replié sur son ventre. Courbée, elle semblait lutter contre les éléments qui se déchaînaient contre elle. Mais elle ne reculait pas. Rien n'aurait pu la faire reculer. Elle n'entendait qu'un sifflement sourd et menaçant qui ne lui permettait pas d'entendre si les chevaux hennissaient ou si les gardes royaux qui l'avaient accompagnée jusqu'ici lui demandaient de rentrer. Ils se tenaient à quelques pas derrière elle pour respecter son chagrin. Elle ne leur prêtait aucune attention : ses grands yeux bleus embués étaient résolument fixés sur la pierre tombale sous laquelle reposait son père. Elle aurait aimé avoir l'énergie de hurler son désespoir, de lui exprimer enfin à quel point elle lui en voulait d'être parti de cette façon et de la laisser seule ici-bas pour remplir tous leurs objectifs mais elle n'y parvenait pas. Le chagrin, même un an après qu'on lui avait annoncé la mort de son père lors d'un stupide accident de chasse, était toujours intact. Son père était la seule personne qui l'avait aimée, certes à sa façon, qui avait placé des espoirs en elle, qui ne gardait pas ce visage de l'hypocrisie. Maintenant, elle était seule au monde.
Personne n'était venu pour rendre hommage à Marcus FitzRoy, elle était l'unique silhouette en noir à le pleurer. Malgré les années, il était resté le rebelle, l'infréquentable. On ne tenait pas à montrer aucun signe de regret qui pourrait être interprété avec maladresse. Bien sûr, tous ces courtisans abjects se montraient charmants avec Livia, jeune fille sage et aimable mais ce n'était que pour plaire au roi qui avait, semble-t-il, un certain intérêt pour sa jeune nièce. Mais le jour où le roi se détournerait, ils ne lui jetteraient plus que des regards méprisants alors qu'elle leur était d'un rang supérieur. Elle avait encore bien peu d'alliés au sein du palais royal.
Les yeux de Livia devinrent secs et son expression plus dure lorsqu'elle songea à Arsenios Hardansson. C'était certainement l'être qu'elle détestait le plus au monde. Chaque fois qu'il lui adressait la parole, elle sentait le fiel sortir de cette bouche. Chaque fois qu'il lui adressait la parole, elle sentait le poids de tout ce qu'il avait fait à sa famille, tout ce dont il était responsable et elle le haïssait encore davantage. L'usurpation du trône, l'exil loin de la cour, la mort de sa mère et, elle en était intimement persuadée, la mort de son père. Il se glorifiait de sa clémence, de sa grande mansuétude. Mais était-ce vraiment un hasard que Marcus trouvât la mort lors d'une partie de chasse peu de temps après son retour à Cathairfál ? C'était un piège, un piège soigneusement mis en place pour éliminer ce demi-frère si gênant. Et Livia avait trouvé une nouvelle raison de la tuer. Depuis un an, elle ne vivait plus que dans la rancœur et l'amertume. Il était temps de passer à la vengeance. Elle ne désirait pas tant sa souffrance que sa mort elle-même. Une mort pour une mort. Et pour récompense, le trône de Lanriel. Elle le devait bien à son père.
Ce fut emplie d'une résolution nouvelle que Livia se détourna de la tombe de Marcus et fit volte-face. Ses jupes noires tourbillonnaient autour de ses jambes et claquaient dans le vent comme un mauvais présage, le pire d'entre tous. Pâle mais décidée, elle avança à grands pas auprès des gardes qui l'accompagnaient et l'un d'entre eux l'aida à grimper sur son destrier. Le temps du recueillement et des hésitations était passé. Une nouvelle mission l'attendait à Cathaifál.